Chapitre 1. La tentation du passage clandestin dans une communauté de pairs

« La famille est souvent dans la meilleure position pour contrôler
et discipliner ses membres »
Kandel et Lazear, 1992, Journal of Political Economy, p802.

1. Introduction

L’étude de la pression des pairs s’inscrit dans un contexte de restructuration des entreprises où la dimension collective de la compétence apparaît de plus en plus cruciale et où les schémas de rémunération traditionnels donnent place à des systèmes incitatifs reposant sur l’intéressement aux profits de l’entreprise (Greenan et Guellec, 1994). En effet, la plupart des changements organisationnels décrits dans la littérature suivent deux grandes directions. La première est une décentralisation partielle des décisions vers les unités les plus proches de l’information. La seconde est la réorganisation du travail en équipes polyvalentes et autonomes qui déterminent le partage des tâches de manière à remplir les objectifs fixés, avec une moindre intervention de maîtrise en poste

Dans ce contexte de réorganisation des entreprises, le mode de rémunération des agents s’est également modifié. Dès lors que le travail est organisé en équipe et que les performances sont interdépendantes, les incitations salariales individuelles s’en trouvent affectées. Il est en effet plus difficile de contrôler les performances individuelles, c’est donc le travail collectif qui est récompensé. Lier les rémunérations aux performances individuelles apparaît dès lors problématique. Les schémas d’incitations basés sur l’intéressement deviennent une alternative incontournable aux schémas de rémunération traditionnels. L’intéressement consiste à relier la rémunération individuelle aux performances de l’entreprise. A ce titre, il concourt à impliquer les salariés dans le processus de production. Néanmoins, ce caractère incitatif est souvent remis en cause dans la mesure où chaque salarié doit partager le rendement de son effort avec tous les autres salariés de l’entreprise. Chaque salarié est alors tenté de se comporter comme un resquilleur (passager clandestin) en se reposant sur les efforts de ses collègues. En effet, chaque agent a intérêt à fournir l’effort de production le plus bas possible pour maximiser son utilité puisqu’il bénéficie à égalité du résultat total. Le mécanisme incitatif de partage des profits semble donc condamné du fait même du problème de passager clandestin.

Selon Alchian et Demsetz (1972) ; Jensen et Meckling (1979), la mise en place d’un mécanisme incitatif de partage des profits se justifie si et seulement si les agents mettent en œuvre des stratégies coopératives. De même, Wetzman et Kruse (1990) suggèrent que le partage des profits n’est efficace que lorsque le problème de passager clandestin est résolu. Une solution consiste à ce que l’entreprise verse un bonus d’un montant donné si et seulement si une certaine performance est réalisée. Dans le cas contraire, les salariés ne perçoivent aucun bonus. Dans de telles conditions, chaque salarié a intérêt à fournir un effort correspondant exactement à la performance moyenne requise si tous les autres font de même. Cette idée a été formalisée par Holmström (1982) qui préconise l’intervention d’un principal sanctionnant les agents en prélevant la totalité de l’output si un certain niveau d’output n’est pas atteint (voir annexe A1). Toutefois, le schéma de rémunération proposé par Holmström (1982) a fait l’objet d’un certain nombre de critiques (Esvaran et Kotwal, 1984 ; Rasmusen, 1987 ; Andolfatto et Nosal, 1997). La principale critique avance le fait que le schéma d’incitation d’Holmström ne tient pas compte du problème d’aléa moral émanant du principal. En effet, le principal peut être incité à corrompre un membre de l’équipe et lui demander de réduire son effort afin que le niveau d’output descende légèrement en dessous du niveau d’output fixé (voir annexes A2 et A3). Le principal prélève alors la globalité de l’output (Esvaran et Kotwal, 1984).

De nombreuses études empiriques ont souligné que le partage des profits ne conduit pas nécessairement à une réduction de la productivité. Ainsi, Cable et Wilson (1989, 1990), mettent en évidence, à partir d’une étude comparative entre le Royaume-Uni et l’Allemagne de l’Ouest, que l’efficacité du partage des profits est étroitement liée à l’organisation interne de l’entreprise et notamment à la possibilité pour les agents de se contrôler mutuellement. De même, selon Jones et Svejnar (1985), l’existence de groupes de pression et le contrôle mutuel devraient permettre de créer un environnement coopératif au sein des entreprises et faciliter ainsi le passage de comportements opportunistes en comportements coopératifs motivés par le partage des gains. En effet, alors que le partage des profits fournit aux agents des incitations fortes à adopter un comportement opportuniste, un tel mode de rémunération incite également au contrôle mutuel. Le partage des profits peut inciter les agents à se contrôler mutuellement car la rémunération de chaque membre du groupe dépend non seulement de son propre effort mais également de celui des autres membres de l’équipe. Dès lors, si un agent adopte un comportement opportuniste, il réduit la rémunération des autres membres de l’équipe.

Les membres d’un groupe ne se contentent généralement pas de contrôler leurs pairs mais décident également des sanctions à imposer aux agents qui ne se conforment pas aux normes établies dans le groupe (Francis, 1985 ; Frank, 1994). L’ensemble des mécanismes de contrôle et de sanction mutuels visant à discipliner les membres du groupe est ainsi qualifié de pression des pairs. Les expériences de l’usine Hawthorne de la General Electric à la fin des années vingt ont mis en évidence l’existence de la pression des pairs au sein des équipes de travail. Ces expériences ont montré que les ateliers et les bureaux définissent des règles et des normes informelles auxquelles se réfèrent les salariés. Les contrevenants à ces normes sont alors sanctionnés par l’hostilité du groupe. Les entreprises de construction automobile japonaises implantées au nord des Etats-Unis offrent un autre exemple de pression des pairs. Dans ces usines, la production s’organise autour d’équipes de travail de petite taille facilitant la pression exercée par les pairs. Un absentéisme injustifié peut alors conduire à l’application de sanctions formelles de la part de la hiérarchie mais également à des sanctions informelles de la part des autres membres de l’équipe puisque l’équipe dans sa globalité souffre de l’absentéisme (Rehder, 1990).

L’objet de ce chapitre est d’étudier les conditions d’efficacité et d’existence de la pression des pairs. La modélisation de la pression des pairs présentée dans ce chapitre s’inspire des travaux de Kandel et Lazear (1992) et de Barron et Gjerde (1997) qui seront présentés dans la section suivante. Plus précisément, elle reprend l’analyse séquentielle de Barron et Gjerde mais s’inscrit dans le cadre d’un partenariat comme chez Kandel et Lazear (1992). Cette analyse se distingue de ces deux approches dans la mesure où elle enrichit l’étude de la pression des pairs en considérant que les décisions des agents ne portent pas uniquement sur les activités de contrôle mutuel mais également sur le choix des sanctions à imposer à d’éventuels passagers clandestins. De ce fait elle offre une vision plus complète de la pression des pairs puisqu’elle étudie à la fois les conditions d’efficacité de la pression des pairs en terme d’incitation à l’effort et ses conditions d’existence.

La deuxième section de ce chapitre présente les principaux travaux théoriques sur la pression des pairs appliquée à une équipe de production. Après cette revue de la littérature, la troisième section de ce chapitre vise à mettre en exergue le problème de passager clandestin. Ce modèle sert de référence dans l’étude de l’efficacité de la pression des pairs. La quatrième section étudie les effets incitatifs de la pression des pairs et s’interroge sur ses conditions d’existence. Enfin la cinquième section conclut le chapitre.