4.2. La pression des pairs par le contrôle mutuel

Lorsqu’un agent i exerce un effort de contrôle, il subit une désutilité qui s’ajoute à la désutilité de fournir un effort de production, la désutilité totale étant notée C(e i ,a ij ). L’utilité de chaque agent i (i=1,2) est linéaire en output, séparable en coût d’effort, en output et en coût de pression. La fonction d’utilité de chaque agent i s’écrit de la façon suivante :

Le premier terme de la fonction d’utilité représente la part de l’output que reçoit chaque agent. Le deuxième terme est la désutilité que subit l’agent i lorsqu’il fournit un effort de production e i et un effort de contrôle a ij . La fonction de coût est une fonction croissante (C’ ei >0, C’ aij >0) et convexe (C’’ eiei >0, C’’ aijaij >0). On suppose par ailleurs que les efforts de production et de contrôle sont substituables de sorte que l’augmentation de l’effort de contrôle d’un agent accroît le coût marginal de son effort de production (C’’ eiai >0). Enfin, le troisième terme représente la pression exercée sur l’agent i par l’agent j. La pression des pairs P(e i ,a ji ) dépend de l’effort de production de l’agent i et du choix d’effort de contrôle de l’agent j. Elle diminue avec l’effort de production e i (P’ ei <0, P’’ eiei >0) et augmente avec l’effort de contrôle de l’agent j, a ji (P’ aji >0). Il existe par ailleurs un gain pour l’agent i à augmenter son effort de production afin de réduire la pression des pairs (P’’ ei,aji <0).

A l’instar de Barron et Gjerde (1997), on considère l’approche séquentielle suivante de la pression des pairs 9 : dans une première étape, les agents décident de leur effort de contrôle (respectivement a 12 et a 21 ) ; dans une deuxième étape, ils choisissent simultanément leur effort de production (e 1 et e 2 ) en connaissant l’effort de contrôle de l’autre agent. A la fin de cette seconde étape, les agents subissent les coûts de leurs efforts de production et de contrôle, l’output est partagé de façon égale entre eux et chaque agent subit une pression des pairs qui dépend de son propre effort de production et de l’effort de contrôle choisi en première étape par ses pairs. Le graphique 2 décrit le déroulement du jeu.

Graphique I.2. Les étapes du modèle de contrôle mutuel séquentiel

Le jeu est résolu par induction à rebours . En dernière étape, les agents décident simultanément de leur niveau d’effort de production.

Encadré I.5 :Equilibre de Cournot
 
Soient deux agents 1 et 2 qui décident en simultané de leur effort de production respectivement e1 et e2. Un équilibre de Nash (de stratégie pure) est alors un ensemble d’efforts (e1*,e2*) tel que chaque agent choisit l’effort qui maximise son utilité compte tenu de ses conjectures sur le choix de l’autre agent, et tel que les suppositions de chaque agent sur le choix de l’autre sont effectivement correctes.
En supposant un optimum intérieur pour chaque agent, cela signifie qu’un équilibre de Nash Cournot doit satisfaire les deux conditions du premier ordre suivantes :
 
 
La condition du premier ordre pour l’agent 1 exprime l’effort de production optimal de celui ci en fonction de ses anticipations sur le choix de production de l’agent 2 ; c’est la fonction de réaction de l’agent 1 ; elle montre les réactions de l’agent 1 compte tenu de ses différentes conjectures sur le choix possible de l’agent 2. En supposant une régularité suffisante, la fonction de réaction de l’agent 1 f 1 (e 2 ) est implicitement définie par l’identité
 
Pour déterminer dans quelle mesure l’agent 1 modifie son choix optimal de production lorsque ses conjectures sur la production de l’agent 2 changent, on différentie cette identité et on résoud pour f’ 1 (e 2 :
 
Encadré I.6 :Equilibre de Stackelberg
Soit un modèle à deux temps dans lequel l’agent 1 agit en premier. L’agent 2 peut alors observer le choix de l’autre agent (e1) et choisir son propre niveau optimal d’effort (e2). Le jeu est donc joué en séquentiel. Résolvons ce jeu à rebours.
 
En deuxième étape, le problème de l’agent 2 est alors de déterminer son effort afin de maximiser son utilité, compte tenu du choix de l’agent 1. La condition de premier ordre de ce problème est simplement :
 
 
En première étape, l’agent 1 choisit son effort, anticipant et sachant comment réagira l’agent 2. Ainsi l’agent 1 souhaite maximiser son utilité. Soit la condition de premier ordre :
 

Chaque agent i choisit l’effort de production qui maximise son utilité :

Les conditions de premier ordre suivantes définissent les niveaux d’effort de production optimal choisis respectivement par les agents 1 et 2, étant donnée la détermination préalable des efforts de contrôle:

La condition de premier ordre pour chaque agent i exprime l’effort de production optimal de cet agent en fonction des choix d’effort de contrôle des deux agents en première étape : a ij et a ji . Les conditions de second ordre s’écrivent :

Puisque les agents sont identiques, un équilibre symétrique suppose que l’ a21 =Q’ a12 et l’ a12 =Q’ a21 . Par ailleurs, f’’ eiei =f’’ ejej , C’’ eiei C’’ eiei (e i ,a i )=C’’ ejej (e j ,a j ) et P’’ eiei P’’ eiei (e i ,a j ) =P’’ ejej (e j ,a i ). Le premier terme du numérateur dans les expressions (13a) et (14a), traduit le gain pour l’agent i à accroître son effort de contrôle. En effet, l’agent i est incité à accroître son effort de contrôle afin que l’agent j augmente son effort de production. Les agents sont alors conduits à accroître leur effort de production afin de réduire la pression des pairs (P’’ eiaji <0). Le premier terme du numérateur dans les expressions (15a) et (16a) traduit le coût pour l’agent i à augmenter son effort de contrôle. En effet, lorsque l’agent i augmente son effort de contrôle, il est incité à réduire son propre effort de production puisque l’augmentation de l’effort de contrôle accroît le coût marginal de l’effort de production (C’’ eiaji >0). Les signes de l’ a12 , l’ a21 , Q’ a12 et Q’ a21 dépendent également du deuxième terme du numérateur. Le signe du deuxième terme du numérateur dépend, quant à lui, du signe de f’’ eiej . On distingue trois cas selon que les efforts de production des agents sont substituables, indépendants ou complémentaires : f’’eiej=0, f’’e1e2>0 ou f’’e1e2<0

Si f’’eiej=0 on peut alors réécrire les équations précédentes de la façon suivante 12  :

Nous savons que le dénominateur des expressions (13b) à (16b) est négatif en vertu de la condition de second ordre. En conséquence, le signe de ces expressions ne dépend que du signe du numérateur. Puisque d’après les hypothèses du modèle, P’’eiaji<0, l’ambiguïté quant au signe de l’a21 et de Q’a12 est levée. De même pour l’a12 et de Q’a21 puisque C’’eisij>0. l’a210 et Q’a12 0 traduisent le gain pour l’agent i à accroître son effort de contrôle afin d’inciter l’agent j à augmenter son effort de production. l’a120 et Q’a210 représentent le coût pour l’agent i d’augmenter son effort de contrôle dans la mesure où cela l’incite à réduire son propre effort de production. Ce coût disparaît si l’on relâche l’hypothèse de substituablité des efforts de production et de contrôle. En effet , si l’on suppose que C’’eiaij=0, alors l’a12=0 et Q’a21 =0.

On peut toutefois s’interroger sur la pertinence de l’hypothèse selon laquelle f’’ eiej =0. En effet, considérer que f’’ eiej =0, revient à supposer que l’output est séparable en effort de production. Or si l’output f(e 1 ,e 2 ) est séparable en effort de production, alors les problèmes d’incitation et de contrôle disparaissent dans la mesure où l’on peut rémunérer les agents en fonction de leur effort de production. L’organisation du travail en équipe de production avec partage à égalité de l’output n’est en effet justifiée que sous l’hypothèse de non séparabilité de l’output en effort.

Enfin, le dernier cas envisagé est celui où f’’e1e2<0, c’est à dire le cas où les efforts de production des deux agents sont substituables. Dans ce cas, il n’existe alors plus d’ambiguïté sur les signes de l’a21, Q’a12, l’a12 et de Q’a21 : l’a210, Q’a120, l’a120 et Q’a210.

Le degré d’efficacité du contrôle mutuel, c’est à dire son effet sur l’effort de production des agents dépend de l’écart relatif entre les gains et les coûts de l’exercice du contrôle mutuel 13 . Le gain à contrôler un pair se traduit par l’augmentation de l’effort de production de l’agent contrôlé. En effet, un agent est incité à accroître son effort afin de ne pas faire l’objet de la pression de ses pairs. Le coût à contrôler un pair résulte quant à lui de la réduction du propre effort de production de l’agent qui contrôle. Etudier le degré d’efficacité du contrôle mutuel revient donc à comparer les gains et les coûts, ce qui se résume à l’étude du signe de l’ aji +l ‘ aij :

Tableau:I.1 Degré d’efficacité du contrôle mutuel
Efficacité du Contrôle mutuel Contrôle mutuel efficace Contrôle mutuel inefficace Contrôle mutuel coûteux
Signe de l’aji-l’aij      

Preuve de la proposition 2 :

Afin de comparer le niveau d’effort de production choisi par les agents avec et sans contrôle mutuel, on compare les conditions de premier ordre par rapport à l’effort de production dans les modèles avec et sans contrôle mutuel :

En notant e i 1 le niveau d’effort de production dans le modèle sans contrôle mutuel, et e i * le niveau d’effort de production dans le modèle avec opportunité de contrôle mutuel, alors :

Afin de vérifier que e*>e 1 , supposons l’inverse, c’est à dire e* e 1 . Comme C(e i )’’>0, on peut écrire :

Or, comme P’ ei <0, alors f’(e*) f’(e 1 ), ce qui viole l’hypothèse de concavité de la fonction f(.).Donc e * >e 1 . Le niveau d’effort deproduction avec pression des pairs, solution de l’équation (19) est supérieur au niveau d’effort de production sans contrôle mutuel, solution de l’équation (18). Le contrôle mutuel incite donc les agents à fournir davantage d’effort de production afin d’éviter les conséquences néfastes de la pression des pairs.

En première étape du jeu, les agents décident de leur effort de contrôle. Chaque agent i choisit l’effort de contrôle qui maximise son utilité tel que :

sous les contraintes :

La première contrainte traduit les conditions d’équilibre de Nash relatives au choix des efforts de production des agents. La deuxième contrainte impose un niveau d’effort de contrôle positif ou nul. On substitue dans l’expression (22) les niveaux d’effort de production optimaux e 1 *=l(a 21 ,a 12 ) et e 2 *=Q(a 12 ,a 21 ), solutions de la première contrainte du programme de maximisation. En supposant une solution symétrique, on obtient les conditions de premier ordre par rapport aux efforts de contrôle respectivement des agents 1 et 2 :

i est le multiplicateur associé à la deuxième contrainte du programme de maximisation (effort de contrôle non négatif).

PROPOSITION 3 : il existe un gain stratégique à exercer un effort de contrôle positif sur ses pairs. En effet, davantage d’effort de contrôle incite les pairs à accroître leur effort de production, ce qui se traduit par davantage d’output.

Preuve de la proposition 3 :

L’analyse précédente a mis en évidence que sous certaines conditions, la pression des pairs incitait les agents à fournir davantage d’effort de production. Dans la sous section suivante on s’interroge sur les implications du relâchement de l’hypothèse sur les sanctions.

Notes
9.

Comme le soulignent à juste titre Barron et Gjerde, cette interprétation est très réaliste puisqu’il est légitime de supposer que les agents décident de leur effort de production en considérant comme donné l’environnement de pression des pairs. Cette interprétation séquentielle de la pression des pairs conduit toutefois à supposer que les agents vont effectivement tenir leur engagement en deuxième étape sur les efforts de contrôle annoncés en première étape (Barron et Gjerde, 1997).

12.

On retrouve ici la solution théorique du modèle de Kandel et Lazear (1992) (13b) et (15b). Barron et Gjerde (1997) p251-253 font remarquer à juste titre que l’hypothèse implicite dans le modèle de Kandel et Lazear (1992) selon laquelle f’’eiej=0 est incompatible avec l’hypothèse de non séparablité de l’output en effort.

13.

On suppose que les conditions nécessaires sont réunies de sorte que l’a210, Q’a120, l’a120 et Q’a210.