1. Introduction

Les problèmes d’action collective s’apparentent souvent à la structure des biens publics. L’organisation du travail en équipe et le problème posé par celle-ci peuvent facilement être transposés en économie expérimentale à un jeu de contribution à un bien public où l’output fourni par l’équipe est le bien public et l’effort de production fourni par un agent est la contribution volontaire au bien public. Afin de tester l’effet de la pression des pairs sur le comportement des agents et le niveau de coopération au sein d’une équipe de travail, un jeu de contribution à un bien public a été développé puis testé à l’aide d’un protocole expérimental.

Dans une expérience de bien public, chaque sujet doit réaliser un niveau de contribution individuel en vue d’atteindre un résultat global qui dépend de l’effort agrégé de l’ensemble des membres du groupe. Les contributions au bien public doivent satisfaire trois conditions : elles sont volontaires ; elles imposent un coût au contribuable ; enfin, elles confèrent un bénéfice à chacun des membres du groupe. Un jeu de contribution volontaire repose sur un arbitrage individuel des choix d’investissement entre deux biens, l’un privé, l’autre public. Au début du jeu, chaque sujet i, i=1,...,N reçoit une dotation initiale individuelle notée D i =D qu’il doit répartir entre le bien privé et le bien public. On note c i , le montant investi par le sujet i dans le bien public. La dotation que le sujet n’investit pas dans le bien public (D-c i ) est investie dans le bien privé. La fonction de paiement du sujet i s’écrit sous la forme suivante 18  :

(1)

a représente le rendement marginal du bien public. Cette fonction a deux composantes : une composante en bien privé et une composante en bien public, (D-c i ), est le terme associé au bien privé et g(.) est la fonction de paiement associée au bien public. Chaque unité allouée au bien privé a un rendement marginal constant. Le bien public a un rendement unitaire sur investissement plus faible que le bien privé. L’investissement dans le bien public rapporte à tous les membres du groupe a/N par unité investie. Ainsi toute unité investie dans le bien public rapporte le même montant à chacun des membres du groupe. La fonction de paiement du sujet i dépend non seulement de son investissement personnel dans chacun des deux biens mais aussi de l’investissement des autres membres du groupe dans le bien public. Les sujets doivent décider du montant de la dotation investie dans le bien public. Soit le programme de maximisation suivant :

En supposant que les sujets sont rationnels et cherchent à maximiser leur utilité, la prédiction théorique du jeu indique qu’aucun sujet ne contribue au bien public. Ils adoptent tous la stratégie de passager clandestin qui est la stratégie dominante. En effet, chaque sujet est individuellement incité à ne pas participer au financement d’un bien public alors que le profit agrégé serait maximisé si toutes les dotations étaient allouées au bien public. Ce problème constitue donc un dilemme social car au niveau collectif il serait plus efficient que chacun contribue au financement du bien public.

Contrairement aux prédictions théoriques, la plupart des expériences réalisées sur des jeux de contribution volontaire au financement d’un bien public montrent que les individus contribuent généralement entre 40 et 60% de leur dotation initiale au bien public dans les premières périodes du jeu. Toutefois, lorsque le jeu est répété un certain nombre de fois, le niveau des contributions converge vers la prédiction théorique (Marwell et Ames, 1979 ; Isaac, McCue et Plott, 1985 ; Kim et Walker, 1985 ; Fehr et Schmidt,1997). A partir de cette constatation, les études portant sur les biens publics ont suivi deux grandes directions. La première vise à étudier les comportements de contribution volontaire au financement du bien public (Isaac, Walker et Thomas, 1984 ; Isaac et Walker 1983, 1984, 1987, 1988). Les auteurs cherchent alors à identifier les facteurs qui influencent les comportements de contribution. Plus récemment, une deuxième vague de travaux s’est intéressée aux conséquences de l’introduction d’opportunité de sanction sur le niveau des contributions (Fehr et Gachter, 2000 ; Falk, Ferh et Fischbacher, 2000, 2001). Fehr et Gachter (2000) ont développé un jeu de bien public avec possibilité de sanctions. Ce jeu se déroule en deux étapes. La première étape est similaire à un jeu de bien public standard mais, dans une deuxième étape, les sujets sont informés des contributions individuelles des autres membres de leur groupe et ont l’opportunité de réduire les gains des autres sujets en leur attribuant des points de sanction.Toutefois, l’introduction d’une opportunité de sanction ne modifie pas l’équilibre parfait en sous jeu. Puisqu’il est coûteux de punir, aucun sujet n’est incité à sanctionner les autres agents. La menace n’étant pas crédible, les sujets devraient adopter une stratégie de passagers clandestins en première étape du jeu puisqu’ils anticipent qu’aucune sanction ne sera prise en deuxième étape. Contrairement aux prédictions théoriques, Fehr et Gachter observent que les agents sanctionnent les autres sujets même si cela est coûteux pour eux. La possibilité de sanctionner les autres sujets accroît considérablement la coopération au sein des groupes et permet d’approcher l’optimum de Pareto.

L’objet de ce chapitre est de tester l’effet de la pression des pairs sur le comportement des agents et le niveau de coopération au sein d’une équipe de travail à partir d’un jeu de contribution à un bien public avec opportunité de sanction. Plus précisément, on cherche à étudier les raisons pour lesquelles les individus contribuent davantage lorsqu’ils ont l’opportunité de se sanctionner mutuellement alors que, comme on l’a vu, dans le chapitre précédent, la menace de sanction n’est pas crédible lorsque sanctionner est coûteux. Afin d’expliquer pourquoi les sujets contribuent au bien public, Fehr et Gachter (2000) avancent l’idée suivante : les sujets contribuent au bien public afin d’éviter l’effet direct des sanctions monétaires qui se traduit par une réduction de leurs gains. Cependant, Fehr et Gachter ne considèrent pas l’aspect non monétaire des sanctions. En effet, les sanctions monétaires se traduisent par une réduction des gains de ceux qui les reçoivent mais véhiculent également la désapprobation des pairs.

Un certain nombre de travaux ont mis en évidence que la désapprobation sociale joue un rôle considérable dans les décisions des agents. Ainsi, Elster (1998) met en exergue le fait que les sanctions matérielles doivent être comprises comme des manifestations du mépris, qui engendrent directement le sentiment de honte. D’après l’auteur, la honte peut alors être perçue comme un coût psychologique. Ainsi lorsque la désapprobation sociale est trop forte, la seule issue possible peut être le suicide 19 . Elster relate ainsi l’exemple d’un amiral de la Navy qui se suicida après avoir fait l’objet d’un ostracisme social. La pression morale joue également un rôle de garant de la paix sociale d’un pays. En effet, Tyler (1990) met en évidence que les individus se conforment aux lois de leurs pays non seulement pour éviter les sanctions légales mais également pour éviter une désapprobation de la société. Knack (1992) observe quant à lui que les décisions de vote sont conditionnées en grande partie par la pression morale exercée par les pairs. A partir d’une enquête post électorale (Social Sanction Survey 20 ), réalisée sur des ménages, l’auteur observe que ceux qui ne vont pas voter sont désapprouvés par leurs pairs.

On cherche dans ce chapitre à dissocier les raisons pour lesquelles les agents contribuent au bien public avec opportunité de sanction : une première explication repose sur l’idée selon laquelle les sujets contribuent afin d’éviter les conséquences monétaires des pénalités. Par la suite, on appellera cet effet, effet direct des sanctions. Une deuxième explication repose sur l’idée que le seul fait de recevoir des points de sanction, en dehors de leurs conséquences monétaires, permet également d’accroître le niveau de contribution. En effet, les points de sanction expriment la désapprobation de ceux qui les octroient. Si les sujets sont sensibles à la désapprobation de leurs pairs, ils ressentent alors de la désutilité à recevoir des points de sanction en dehors de leurs conséquences monétaires. Donc, les sujets contribueraient davantage au bien public pour éviter la désapprobation des autres membres du groupe. On appellera par la suite cet effet, effet indirect des sanctions.

Afin de tester l’importance respective des effets directs et indirects des sanctions, plusieurs traitements ont été réalisés. Dans un premier traitement intitulé traitement SP, les sujets participent à un jeu classique de bien public et n’ont pas l’opportunité de sanctionner leurs pairs. On observe que les niveaux de contributions des sujets convergent vers une contribution nulle au bien public avec répétition du jeu. Ce résultat est similaire aux résultats observés dans la plupart des expériences de bien public répété (Isaac, Walker et Thomas, 1984 ; Andreoni, 1988 ; Weimann, 1994 ; Croson 1996 ; Fehr et Schmidt, 1997). Dans un deuxième traitement, intitulé traitement MP, les sujets peuvent attribuer des points de sanction monétaire aux autres membres de leur groupe. Les points de sanction sont coûteux non seulement pour ceux qui les reçoivent mais également pour ceux qui les imposent. Ce traitement est similaire à celui de Fehr et Gachter (2000).

Nous obtenons des résultats similaires à ceux de Fehr et Gachter. Nous observons que l’opportunité de sanctions monétaires incite les sujets à davantage contribuer. Les effets directs et indirects des sanctions permettent d’expliquer ce niveau élevé de contribution dans le traitement MP. En effet, dans ce traitement, les sujets peuvent contribuer davantage au bien public parce qu’ils veulent éviter la désapprobation de leurs pairs mais également parce qu’ils veulent se prémunir d’une réduction de leurs gains monétaires. Afin de dissocier ces deux effets, nous avons réalisé un troisième traitement appelé traitement NP. Ce traitement est identique au précédent à une exception près : les points de sanction n’affectent les gains ni des sujets sanctionnés ni de ceux qui sanctionnent. Dans ce traitement, seul l’effet indirect des sanctions peut influencer le niveau des contributions puisque les gains des agents sanctionnés ne sont pas modifiés. Nous observons également dans ce traitement NP, des niveaux élevés de contribution. Néanmoins, le niveau moyen des contributions est plus faible que dans le traitement MP.

Afin de tester l’effet d’une relation durable (par analogie à une relation dans une équipe de travail) sur l’efficacité de la pression des pairs, nous avons comparé les effets des sanctions non monétaires selon que les sujets sont en interaction avec les mêmes autres sujets pour l’ensemble des périodes (condition partenaire) ou qu’ils jouent avec des sujets différents à chaque période (condition étranger). L’idée est de tester l’hypothèse de Kandel et Lazear (1992) selon laquelle l’efficacité de la pression des pairs est fortement conditionnée par l’importance des liens sociaux qui nécessitent des interactions répétées entre les agents. En effet, selon Kandel et Lazear (1992), lorsque les membres du groupe ont des interactions répétées, l’empathie est plus forte que si le groupe était constitué d’individus ne se connaissant pas et toute déviation suscite des sentiments de honte d’autant plus forts. La notion de « pair » prend alors ici toute sa signification. Cette idée est déjà présente chez Adam Smith (1759) qui écrit :

‘« On s’attend à moins de sympathie à l’égard d’une connaissance qu’à l’égard d’un ami….On s’attend encore à moins de sympathie d’une assemblée constituée d’étrangers. » Adam Smith, The Theory of Moral sentiments (1759)’

Dans la première section de ce chapitre, une revue de la littérature existante sur les jeux de contribution volontaire au financement d’un bien public est présentée. L’accent est mis sur les jeux de bien public avec opportunité de sanction. Dans la deuxième section le protocole expérimental et les prédictions théoriques du jeu sont exposés. Dans une troisième section les résultats expérimentaux sont étudiés. Enfin la quatrième et dernière section présente les conclusions du chapitre.

Notes
18.

Cette fonction de gain s’inspire de celle d’Isaac, Walker et Thomas, (1984) qui est devenue un standard dans les jeux de biens publics. Cette fonction a l’avantage d’être simple et de faire apparaître clairement l’opposition d’intérêt individuel et collectif. Les études qui ont précédé celle d’Isaac et al. (1984) proposent un cadre méthodologique différent avec une fonction de paiement caractérisée par des seuils où le retour marginal du bien public est plus élevé à chaque palier supérieur. Ainsi, Bohm (1972) s’est intéressé à une expérience où les sujets devaient financer collectivement la diffusion d’un programme de télévision. Le programme était diffusé si le montant récolté dépassait le coût de la diffusion. Les résultats obtenus suggèrent que les individus peuvent facilement être amenés à contribuer au financement d’un bien public. En 1979 et 1080, Marwell et Ames réalisent une série d’expérimentations en période unique. Les auteurs observent que le taux de contribution moyen est relativement élevé (41% environ de la dotation).

19.

Une personne qui a été l’objet du mépris public a le choix entre trois options : le suicide, un déménagement vers un autre lieu ou simplement rester sur place en attendant que s’estompe le mépris des autres et ainsi son propre sentiment de honte. Si dans l’instant, ce sentiment peut être très élevé, le suicide sera peut être préféré à la valeur actuelle escomptée des autres options. Ce choix est d’autant plus plausible que la honte comme d’autre sentiments profonds sape notre capacité à prédire nos états mentaux futurs. Lorsqu’on éprouve de la honte, on peut difficilement envisager que cet état ne durera pas toujours (Loewenstein, 1996).

20.

L’enquête pose entre autres les questions suivantes: « Do you have any friends, neighbors, or relatives who would be disappointed or angry with you if they knew that you had not voted? » ou encore « If a friend told you that he was not going to vote, would you disapprove and let him know?