1. Introduction

Le mot «ostracisme » provient du grec ancien. Il désignait les morceaux d’argile sur lesquels les citoyens de l’ancienne Athènes indiquaient les individus qu’ils souhaitaient exclure de la cité parce qu’ils constituaient une menace pour la cité. Plus généralement, l’ostracisme est une pratique d’exclusion des individus désapprouvés par leurs pairs. Cette pratique joue un rôle important dans le respect des comportements socialement approuvés au sein de la plupart des groupes. Ainsi, dans certaines sociétés primitives, des individus peuvent être châtiés et mis à l’écart d’un village s’ils ne se conforment pas aux règles informelles préalablement établies. Lin (1990) donne un autre exemple de l’ostracisme appliqué aux équipes de production dans l’agriculture chinoise. Jusqu’à la fin des années soixante-dix, l’agriculture chinoise était organisée en système de fermes collectives, ce qui rendait difficile le contrôle formel par supervision. Une façon privilégiée d’inciter les membres des équipes de production à fournir un effort suffisant consistait pour les membres de l’équipe eux-mêmes à menacer leurs pairs qui « tiraient au flanc » de représailles informelles sous la forme d’une exclusion du groupe.

L’objet de ce chapitre est d’étudier cette forme particulière de sanction par les pairs qui consiste à exclure un ou plusieurs membres du groupe. Les sanctions d’exclusion sont des sanctions très fortes pour ceux qui en font l’objet puisqu’elle privent les agents des avantages d’appartenir à un groupe. Quelle est l’efficacité de telles sanctions ? D’après Ostrom, Walker et Gardner (1992) ; Tyran et Feld (2002), l’efficacité des sanctions serait positivement corrélée à l’importance de la sanction reçue. La sanction d’exclusion présentée dans ce chapitre repose sur l’utilisation des liens sociaux des agents. Lorsque les agents sont engagés ensemble dans des activités de production, ils sont souvent amenés à partager également des activités sociales comme par exemple jouer dans la même équipe de basket ou manger ensemble le week-end (Spagnolo, 1999). Les activités productives et sociales sont généralement étroitement liées. En effet, tout comportement non coopératif dans une de ces activité peut avoir des répercutions sur l’autre. Ainsi, lorsqu’un agent adopte un comportement non coopératif dans l’activité productive, il peut être, en représailles exclu de l’activité sociale. L’activité productive bénéficie alors des effets incitatifs des sanctions sans en subir directement les coûts puisque ceux ci sont « déplacés » vers les activités sociales. Un exemple de l’utilisation des activités sociales comme sanction des pairs est celui de la grève des mineurs anglais en 1984. Afin d'isoler les mineurs qui refusaient de suivre le mouvement de grève, leurs pairs les expulsèrent des équipes de football, des cinémas et d'autres associations. Les « briseurs de grève » furent ainsi les témoins de leur propre « mort sociale » dans une communauté qui ne les acceptait désormais plus (Francis, 1985).

L’ostracisme est modélisé dans ce chapitre sous la forme d’un jeu de contribution au financement de bien public avec possibilité d’exclusion 24 . Dans un premier temps, les sujets participent à un jeu de bien public classique. Dans un deuxième temps, ils observent les efforts de contribution des autres membres du groupe et ont la possibilité d’exclure un ou plusieurs autres sujets. Seuls les sujets qui n’ont pas été exclus participent à un deuxième jeu de bien public similaire au premier. Pour que les agents soient suffisamment incités à contribuer au premier projet, la sanction d’exclusion doit être une menace crédible, dissuadant les agents d’adopter un éventuel comportement de passager clandestin. Il faut donc que les agents soient suffisamment incités à sanctionner les comportements de « passager clandestin ». Or, exclure un membre de son groupe est coûteux puisque le deuxième projet se trouve amputé des efforts de contribution des sujets exclus. Exclure un membre du groupe réduit donc l’intérêt même de se regrouper, c’est à dire les économies d’agrégation. Cependant, sous certaines conditions, l’ostracisme constitue une menace crédible et la coopération au sein du groupe peut alors être atteinte. Les résultats de l’expérience montrent que les agents contribuent davantage au bien public lorsqu’ils ont la possibilité d’exclure leurs pairs. Par ailleurs, il apparaît que les sujets excluent pour deux raisons essentielles. D’une part, ils décident d’exclure certains membres de leur groupe pour une raison stratégique, afin de les encourager à contribuer davantage à l'avenir. D’autre part, ils décident d’exclure certains de leurs pairs pour des raisons non stratégiques de fairness.

La deuxième section présente la littérature existante sur les sanctions d’exclusion. La section troisest consacrée à l’étude du modèle et de ses prédictions théoriques. La section suivante présente le protocole expérimental. La cinquième section analyse les résultats expérimentaux. Enfin, la dernière section présente les conclusions et les extensions du modèle.

Notes
24.

Buchanan (1965) définit un bien club comme un bien public exclusif. La terminologie de bien public avec possibilité d’exclusion est utilisée ici par extension en référence au jeu expérimental utilisé.