Les chapitres précédents ont établi que la pression des pairs est théoriquement inefficace lorsque les agents sont uniquement motivés par la maximisation de leurs gains monétaires et que sanctionner ses pairs est coûteux. Les résultats expérimentaux montrent au contraire que les sujets n’hésitent pas à sanctionner ceux qui adoptent un comportement opportuniste et que les sujets coopèrent davantage au bien public lorsqu’ils ont la possibilité de discipliner leurs pairs.
Comment rendre compte que, dans la réalité, les individus ne se comportent pas toujours comme le prédit la théorie ? Ainsi, comment justifier les comportements de sanction mutuels au sein des équipes de production alors que, sous l’hypothèse de maximisation des gains pécuniaires, personne ne devrait sanctionner. Une première interprétation de ces comportements consiste à mettre en avant les motivations stratégiques des agents lorsque les interactions sont répétées (Fudenberg et Maskin, 1986). Un certain nombre d’auteurs se sont attachés à modéliser ces motivations stratégiques en supposant que les agents ont une information incomplète sur les options ou motivations des autres agents (Kreps, Wilson, Milgrom et Robert, 1982 ; Fudenberg et Maskin, 1986).
Une autre interprétation consiste à supposer que les agents ne peuvent pas anticiper l’ensemble des interactions futures et notamment la fin du jeu. Keser et van Winden (1996) qualifient un tel comportement de myope. De même, selon Güth (1995), le comportement des agents résulterait d’un processus dynamique de prise de décision dans un contexte de rationalité limitée. Ces différentes interprétations constituent des pistes intéressantes pour expliquer les comportements individuels de sanction d’ordre stratégique mais conduisent à relâcher l’hypothèse fondamentale de rationalité des agents. Par ailleurs, elles ne permettent pas d’expliquer le comportement des agents lorsque les interactions ne sont pas répétées.
Une autre voie d’analyse complémentaire à l’interprétation précédente consiste, tout en conservant l’hypothèse de rationalité, à considérer que les agents ne maximisent pas uniquement leurs gains pécuniaires. Les sociologues ont depuis longtemps établi que les motivations individuelles des salariés ne sont pas uniquement d’ordre pécuniaire. La plupart des économistes ont souvent considéré ces phénomènes comme irrationnels, relevant de la « logique des sentiments » (Dickson et Roethlisberger, 1945). A l’opposé, un certain nombre d’économistes ont mis en évidence le fait que les individus ne se préoccupent pas uniquement de leur propre intérêt pécuniaire mais également du bien-être des autres (Becker, 1974 ; Arrow, 1981 et Samuelson, 1993). Déjà en 1759, Adam Smith mettait en exergue l’ambiguïté existant entre la prise en compte des seuls intérêts individuels et l’existence d’un individu doté de motivations plus riches 38 . Une lecture de l’œuvre de Smith montre que les sentiments moraux et la poursuite de l’intérêt personnel ne sont pas aussi éloignés que cela. Ainsi, la notion de sympathie, élément central du concept de moralité, fait référence chez Smith à un processus psychologique complexe reposant sur un mode d’identification aux autres (Fontaine, 1997) 39 . Comme le note Binmore (1994), l’homo oeconomicus doit souscrire dans une certaine mesure au principe d’empathie décrit ci-dessus puisque son expérience des autres doit être suffisamment riche pour lui permettre de se mettre à leur place et de voir la situation de son propre point de vue. Les sentiments moraux se présentent alors comme un élément de réconciliation entre les prédictions théoriques et les régularités comportementales issues des expérimentations.
Ces dernières années, les travaux en économie expérimentale ont également conduit à s’interroger sur l’hypothèse de maximisation stricte des gains monétaires. Ainsi le jeu d'Ultimatum 40 inventé par Guth, Schmittberger et Schwarze (1982), les jeux de don et contre don (Fehr Kirchsteiger et Rield, 1993) 41 , le jeu de confiance (Berg, Dickhaut et McCabe, 1995) 42 , le jeu du dictateur 43 et finalement le jeu de contribution volontaire au financement d’un bien public ont joué un rôle important dans la remise en cause partielle de l'hypothèse de stricte maximisation des gains matériels. Toutefois, l’interprétation de ces résultats fait l’objet de discussion. En effet, des incertitudes subsistent quant aux facteurs influençant le comportement individuel.
La perspective de l’introduction des sentiments moraux dans l’analyse économique pose le problème de la multiplicité des motivations. Il est donc nécessaire de déterminer quelle motivation est dominante. Deux approches principales visant à expliquer les résultats expérimentaux doivent être distinguées. La première approche met l’accent sur les intentions des joueurs (Geanakoplos, Pearce et Stacchetti, 1989 ; Rabin, 1993 ; Dufwenberg et Kirchsteiger,1998, Rabin et Charness, 2000). Cette approche vise à introduire dans la fonction d’utilité une réaction possible du joueur par rapport aux intentions qu’il prête à son partenaire lorsqu’il prend une décision. La deuxième approche est axée sur les considérations distributives (Bolton et Ockenfels , 2000 et Fehr et Schmidt, 1999). Cette approche suppose que l’utilité d’un agent ne dépend pas uniquement de ses propres gains, mais également de ceux des agents avec lesquels il interagit. Dans le modèle de Bolton et Ockenfels, les agents comparent leur gain matériel au gain moyen du groupe. Ils ressentent alors de l’aversion à l’inégalité si leur revenu s’éloigne du revenu moyen. Ce qui importe est donc de rapprocher son revenu au plus près du revenu moyen du groupe. Au contraire, dans le modèle de Fehr et Schmidt (1999), les agents comparent leur gain à celui de chacun des autres agents.
Ce chapitre vise à proposer une modélisation de la pression des pairs fondée sur une modification des fonctions d’utilité des agents permettant d’incorporer la composante sociale de leurs motivations. La thèse défendue ici est que la modélisation de la pression des pairs gagnerait en pertinence si elle enrichissait sa représentation, en considérant que les agents incorporent des considérations sociales dans leur fonction d’utilité. La fonction d’utilité proposée s’appuie sur les considérations distributives d’aversion à l’inégalité auto-centrée. L’utilité des sujets ne dépend alors plus uniquement de leurs gains pécuniaires mais également des différences de gains avec les autres sujets. L’idée est que si les agents sont suffisamment averses à l’inégalité, ils peuvent être incités à sanctionner ceux qui ne coopèrent pas afin de réduire les dissonances de gain. La menace de sanction devient alors crédible et les sujets sont incités à coopérer. L’utilisation d’une telle démarche se devant d’être prudente, un soin particulier sera apporté à justifier en début de chapitre la nature des arguments introduits dans la modélisation par le biais d’observations robustes et stables.
Le chapitre est organisé de la manière suivante. La deuxième section s’interroge sur l’intérêt de modifier les fonctions d’utilité en incorporant les préférences sociales des individus. La troisième section est consacrée à la présentation du modèle séquentiel de pression des pairs sous l’hypothèse d’aversion à l’inégalité. Dans la quatrième section, le modèle de pression des pairs est testé à partir d’un jeu de bien public. La cinquième section présente les résultats expérimentaux qui testent l’hypothèse d’aversion à l’inégalité. Enfin la sixième section conclut le chapitre.
En référence au débat engagé sur la cohérence des motivations individuelles défendues dans deux ouvrages majeurs d’Adam Smith, « La théorie des sentiments moraux » et « La richesse des nations ». Après avoir exposé la richesse des motivations individuelles dans « La théorie des sentiments moraux », Adam Smith conclut que « les principaux ressorts de l’action humaine finissent par converger, dans le besoin d’un bien être matériel accru », (Hirshman, 1980, p99-100). La poursuite de l’intérêt personnel est alors justifiée par la doctrine libérale, elle-même fondée sur la métaphore de la main invisible selon laquelle « la somme des intérêts particuliers conduit à l’intérêt général ».
Les sentimentaux moraux peuvent se définir comme le résultat d’un dialogue imaginaire entre l’individu et un spectateur impartial conduisant l’individu pour un instant à s’identifier à l’autre. Dans « La théorie des sentiments moraux », A. Smith écrit : « Par l’imagination, nous nous mettons nous mêmes dans la situation de l’autre, nous endurons les mêmes tourments, nous entrons dans son corps et nous formons alors dans une certaine mesure la même personne.. » extrait de Fontaine, 1997, p265.
Dans le jeu d’ultimatum, deux joueurs doivent s’accorder sur le partage d’une somme. Le premier propose au second une répartition de la somme qui accepte ou refuse cette offre. S’il accepte, la somme est partagée selon la proposition initiale. A l’inverse, s’il refuse, les deux joueurs ont des gains nuls. Selon les prédictions théoriques de ce jeu, le premier joueur devrait proposer de donner au second la somme non nulle la plus faible possible, attendu que le second acceptera toute offre positive. Contrairement aux prédictions théoriques, les centaines d’expériences de ce jeu donnent des résultats similaires : les offres du premier joueur au second sont rejetées avec une probabilité comprise entre 40 et 60% lorsqu’elles représentent moins de 20% de la somme initiale.
Dans un jeu d’échange de don, le proposant fait une offre w, qui peut être interprétée comme un salaire au répondant. Le répondant décide alors d’accepter ou de rejeter cette offre. S’il refuse, les deux joueurs ont des gains nuls. En cas d’acceptation, le répondant doit décider de son effort e. Selon les prédictions du jeu, le répondant ne rejettera jamais l’offre du proposant et choisira toujours l’effort le plus faible possible. Donc le proposant choisira w le plus bas possible. Toutes les études sur ce jeu montrent que les efforts et les niveaux de salaires sont corrélés positivement.
Dans un jeu de confiance, un proposant reçoit une somme de monnaie y de la part de l’expérimentaliste. Il envoie alors une somme z entre 0 et y à un répondant. Le répondant reçoit alors le triple de la somme, soit 3z. Ce dernier décide alors d’une somme comprise entre 0 et 3z à envoyer au proposant. Les résultats expérimentaux montrent que les proposants envoient de sommes non nulles aux répondants qui renvoient en retour également des sommes non nulles.
Le jeu du dictateur diffère du jeu d’ultimatum dans la mesure où le répondant ne peut, dans ce jeu, qu’accepter l’offre du proposant. Forsythe et al (1994) ont montré que les offres dans un jeu du dictateur sont plus faibles que celles d’un jeu d’ultimatum.