Conclusion générale

Dans la lignée de Kandel et Lazear (1992), de nombreux travaux comme ceux de Barron et Gjerde (1997) ou de Dong et Dow (1993) se sont intéressés au contrôle mutuel au sein des équipes de production. L’intérêt fondamental de ces modèles a été de mettre en lumière l’efficacité du contrôle mutuel. Cependant, ces travaux reposent sur une hypothèse forte selon laquelle les sanctions ne font pas l’objet d’une décision mais sont imposées automatiquement en cas de détection d’un comportement non coopératif. Or, les agents ne se contentent généralement pas de contrôler leurs pairs mais décident également des sanctions à imposer à d’éventuels passagers clandestins (Miller, 1992).

L’objet de cette thèse était de dépasser les modèles de contrôle mutuel existants et d’enrichir la modélisation de la pression des pairs en prenant en considération les décisions des agents concernant les sanctions à prendre envers d’éventuels passagers clandestins. La prise en compte des décisions de sanction confère ainsi davantage de réalisme au modèle de pression des pairs. Les principaux résultats théoriques des modèles de pression des pairs montrent que la discipline par les pairs est efficace dès lors que les agents se contentent de décider de leur effort de contrôle. Au contraire, lorsque les décisions portent sur les sanctions à imposer et que sanctionner est coûteux, la pression des pairs devient totalement inexistante. Les agents anticipent alors qu’ils ne seront pas sanctionnés et adoptent donc un comportement de passager clandestin.

La soumission à réfutation par la méthode expérimentale du modèle de pression des pairs avec choix des sanctions a montré que les agents ne se comportent pas comme le prédit la théorie. En effet, ils n’hésitent pas à sanctionner les autres membres du groupe même si cela est coûteux pour eux. Par ailleurs, l’opportunité de sanctionner accroît considérablement le niveau de coopération. La divergence entre les prédictions théoriques et les résultats expérimentaux conduit inévitablement à s’interroger sur les motivations qui guident les comportements de contribution et de sanction des agents. La comparaison des traitements expérimentaux avec sanctions monétaires et sanctions non monétaires a permis de dissocier deux raisons principales pour expliquer pourquoi les sujets contribuent davantage au bien public lorsqu’il existe une opportunité de sanction. Les sujets seraient incités à davantage coopérer afin d’éviter non seulement les conséquences directes des sanctions qui se traduisent par une réduction de leurs gains pécuniaires mais également indirectes, en termes de désapprobation des pairs.

Deux raisons principales ont également été avancées pour expliquer les comportements de sanction des sujets. La première explication est d’ordre stratégique et repose sur l’idée que les sujets punissent leurs pairs, même si sanctionner est coûteux dans l’immédiat car ils attendent des gains futurs des sanctions. La deuxième explication est non stratégique et suggère que les sujets sanctionnent leurs pairs car ils sont motivés par des considérations d’ordre social. L’hypothèse retenue est que les agents sanctionnent leurs pairs afin de réduire les inégalités de gains observées avec les autres joueurs. L’incorporation de l’hypothèse d’aversion à l’inégalité auto-centrée dans les fonctions d’utilité permet d’expliquer en grande partie les comportements de sanction des sujets.

Les expérimentations réalisées ont par ailleurs mis en exergue que l’efficacité de la pression des pairs était fortement conditionnée par la nature des sanctions. Ainsi, les sanctions monétaires qui affectent les gains de ceux qui les reçoivent mais également de ceux qui les infligent sont plus efficaces mais aussi plus persistantes dans le temps que les sanctions non monétaires qui reposent uniquement sur la désapprobation des pairs. Par ailleurs, lorsque les sanctions sont suffisamment fortes, comme par exemple l’ostracisme, alors, la menace de sanction est à elle seule suffisante pour inciter les agents à coopérer davantage. Dès lors que la sanction est rarement appliquée, elle permet au groupe d’économiser les coûts inhérents à la pression des pairs.

Dans le prolongement de cette thèse, deux pistes de recherche peuvent être avancées. La première voie de recherche possible serait d’étudier la possibilité pour le principal d’influencer ou même de créer la pression des pairs. En effet, puisque la pression des pairs est efficace, on peut alors s’interroger sur l’intérêt pour l’entreprise d’influencer et de canaliser la pression des pairs. A ce titre, les entreprises japonaises dépensent beaucoup de temps et d’argent à mettre en place les conditions qui faciliteront l’émergence de la pression des pairs au sein des équipes de travail (Aoki, 1988). Ainsi, elles organisent des rencontres entre les employés et leur famille en dehors du cadre du travail (voyage, clubs… ) afin qu’ils tissent des liens sociaux étroits et que cela facilite leur aptitude à coopérer sur leur lieu de travail. Cet esprit d’équipe canalise les comportements des individus et peut réduire les comportements opportunistes puisque chaque membre de l’équipe doit être loyal envers l’autre et ne pas se comporter en passager clandestin 58 .

La deuxième voie de recherche consiste à s’interroger sur l’opportunité pour le principal à déléguer directement aux agents l’autorité sur le contrôle. A ce titre, Aghion et Tirole (1997) distinguent l’autorité formelle de l’autorité réelle. Alors que l’autorité formelle est définie comme le droit de choisir des actions affectant entièrement ou en partie une organisation, l’autorité réelle correspond quant à elle au contrôle effectif des décisions 59 . Dès lors que les agents ont une autorité réelle sur leurs pairs, c’est à dire une information privilégiée du fait de leur proximité et qu’ils n’hésitent pas à sanctionner les éventuels passagers clandestins, il peut être dans l’intérêt du principal de déléguer directement l’autorité formelle sur les décisions de contrôle et de sanction directement aux agents eux-mêmes.

Notes
58.

Selon Varian (1990) l’efficacité des cercles de qualité au japon trouve ses fondements dans les caractéristiques mêmes de la société japonaise et de son système éducatif qui privilégie les valeurs de conformité, de loyauté et d’empathie. Il apparaît alors moins coûteux d’instaurer un « esprit d’équipe » au sein des entreprises dans la société japonaise que dans la société américaine davantage individualiste (Hollander, 1990).

59.

Cette distinction entre autorité formelle et autorité réelle se rapproche de la description de l’autorité «rationnelle» ou «légale» de Max Weber (1968). Weber montre que les employés peuvent exercer un pouvoir considérable sur la «machine bureaucratique».