III. La sensibilité chromatique

La vision des couleurs est peu examinée en clinique courante par manque de tests adaptés aux déficits acquis de la vision des couleurs. A défaut, les tests disponibles pour dépister des dyschromatopsies congénitales sont également employés pour mettre en évidence des défauts acquis de la vision des couleurs pouvant apparaître en conséquence d’une pathologie plus générale, le plus souvent oculaire (Hill, 1984). L’origine de la perturbation peut se situer au niveau des milieux transparents (cornée, cristallin, vitré), de la rétine (œdème, hémorragie, dégénérescence), des structures de transmission (nerfs optiques) ou à un niveau plus cortical. Les dyschromatopsies acquises se traduisent le plus souvent par une atteinte des cônes S, c’est-à-dire dans les courtes longueurs d’onde (Adams, Johnson & Lewis, 1991 ; Greenstein, Sarter, Hood, Noble & Carr, 1990 ; Higgins et al., 1989 ; Higgins et al., 1988). Il est par exemple fréquent que des lésions maculaires entraînent un déficit de l’axe tritan (bleu-jaune) du fait d’une part de la plus faible densité des cônes S par rapport aux cônes L et M, et, d’autre part, du fait de leur concentration dans les 2° environ autour de la fovéa.

Les tests de la vision des couleurs employés au cours de l’examen clinique se répartissent en 4 catégories : les tests de dénomination, d’égalisation colorimétrique, de discrimination et de classement. Le test employé pour l’examen de la vision chromatique des patients inclus dans notre deuxième série d’études, à savoir le PV-16, appartient à cette dernière famille de test. Elaboré par Hyvärinen, ce test consiste en deux séries identiques de 16 pions étalonnés réalisant une continuité colorée englobant tout le spectre (Fig. III-6). Les teintes utilisées sont les mêmes que celles du Farnsworth Panel D-15. Le diamètre de la surface colorée est de 3.3 cm correspondant à un angle visuel de 3.8° à 50 cm, 6.3° à 30 cm et 19° à 10 cm, comme c’est bien souvent le cas lorsqu’on examine des patients atteints de basse-vision. La taille des surfaces colorées peut être réduite à 1.2 cm au moyen d’un anneau placé sur le pion (Fig. III-6). A la distance d’observation recommandée de 46 cm, la taille angulaire de tels stimulus est alors de 1.5°.

Les résultats des tests de la vision des couleurs varient en fonction de la taille du stimulus coloré du fait de la distribution irrégulière des cônes sur la surface rétinienne, évoquée dans le chapitre I. Ainsi, la rétine périphérique est mal adaptée pour percevoir les couleurs, notamment pour de petits stimulus. D’autre part, dans le cas de basses acuités et/ou de perturbation du champ visuel, la taille agrandie des pions du PV-16 peut contribuer à distinguer un déficit coloré d’un déficit perceptif plus global lié par exemple aux limites de résolution. En effet, un stimulus plus grand couvre une aire rétinienne fonctionnelle plus importante ce qui facilite la comparaison des stimulus entre eux.

L’emploi de versions agrandies du Panel D-15 est assez répandu dans le cas de basse vision (Bailey, Maino & Adams, 1982 ; Gresset & Bolduc, 1987 ; Knoblauch, Fischer, Robillard, Grunwald & Faye, 1991). Bailey et al. (1982) ont comparé les performances de patients atteints de basse vision en utilisant un D-15 dans sa version standard et agrandie (par un facteur de 8). Ils reportent une diminution du nombre d’erreurs et une plus grande rapidité pour la version agrandie, dans le cas de maculopathie. Knoblauch et al. (1987) ont également mis en évidence une amélioration des performances avec l’augmentation de la taille des stimulus du D-15 (10°). Comme le notent les auteurs, cette amélioration reflète le passage soit d’une vision monochromatique à une vision dichromatique sur un axe de confusion particulier, soit d’une vision dichromatique à une perception trichromatique standard.

Figure III-6 : Le “ Quantitative Color Vision Test ” PV-16 (Precision Vision) d’Hyvärinen.

Différentes procédures de passation du PV-16 sont envisageables, selon qu’il s’agit de tester des adultes ou de jeunes enfants. Cependant, le plus souvent, il est demandé au patient d’ordonner les pions sur la base de leur proximité chromatique c’est-à-dire leur ressemblance, à partir d’un pion de référence appelé “ pilot ”. Concrètement, le patient doit donc choisir parmi l’ensemble des pions qui lui sont présentés mélangés, celui qui est le plus similaire par sa couleur au pion précédent. L’examen est réalisé sous un éclairage standardisé pouvant être soit naturel (obtenu un jour couvert par une fenêtre située face au nord), soit artificiel, au moyen d’une lumière dont la température de couleur est de 6774 K, correspondant à l’Illuminant C Standard. Nous avons utilisé pour notre part une source lumineuse ayant un fort IRC (Indice de Rendu des Couleurs) de 98. Le déficit chromatique est mis en évidence par les juxtapositions répétées de deux couleurs pourtant nettement distinctes, parallèlement à un même axe. La figure III-7 montre un exemple de l’allure de la série constituée par un patient présentant un déficit sur l’axe deutan.

Figure III-7 : Exemple d’une série constituée par un patient présentant un déficit sur l’axe deutan. Rappelons que la consigne était d’ordonner les pions en fonction de leur ressemblance colorée.

La représentation des résultats est classiquement réalisée sur un diagramme circulaire sur lequel il s’agit de relier d’un trait les numéros qui figurent au dos de chacun des pions dans l’ordre de leur positionnement dans la série, comme cela est illustré dans la figure III-7. Cette représentation permet de visualiser en un coup d’œil les résultats obtenus. Deux types d’erreurs sont différenciés. Les confusions pions à pions, également rencontrées chez des sujets ayant une vision des couleurs trichromatique normale, sont considérées comme mineures. Les traversées sont des confusions entre des couleurs plus éloignées l’une de l’autre sur le cercle des couleurs. Elles peuvent également se produire lors de vision des couleurs normale, en particulier entre les pions 7 et 15, compte tenu de la différence relativement grande existante entre les pions 7 et 8. Moins de quatre traversées sont généralement considérées comme normales si aucun axe n’est clairement identifié. Plus de quatre traversées parallèles à un même axe révèlent un déficit de la perception des couleurs sur cet axe. La limite entre un déficit léger et modéré n’est pas bien définie. Celle entre une atteinte modérée et sévère est généralement fixée à dix traversées.

La taille agrandie de ses pions et leur faible nombre qui rend la passation du PV-16 relativement rapide, même dans le cas de basse vision et d’atteinte du champ visuel, ont été des éléments décisifs dans le choix de ce test. Nous avons en effet montré à travers ce chapitre que certains tests cliniques sont mieux adaptés que d’autres pour l’examen visuel des patients sévèrement déficitaires, notamment en ce qui concerne la mesure de l’acuité visuelle. L’ensemble de ces tests apporte des informations complémentaires sur la fonction visuelle du patient. Pour cette raison, la seule mesure de l’acuité visuelle à laquelle se limite souvent le bilan fonctionnel ophtalmologique, ne saurait suffire pour déterminer les capacités visuelles d’un individu. Même s’ils restent peu représentatifs des performances en situation réelle, cette batterie de tests fournit tout au moins une bonne indication des potentialités résiduelles des patients dans des conditions optimales (distance, éclairement, correction optique adaptée). La répétition de ces mesures dans le temps et dans les mêmes conditions permet donc de suivre leur évolution fonctionnelle, parallèlement à leur évolution médicale. Car, même chez un sujet indemne de toute pathologie, la vision évolue tout au long de la vie y compris tardivement, aux âges avancés, comme l’illustre le prochain chapitre.