3. LA RECHERCHE EN INTERPRÉTATION DE CONFÉRENCE

3.1 LE DÉVELOPPEMENT DE LA RECHERCHE EMPIRIQUE

La recherche sur l'interprétation de conférence ne constitue une branche d'étude à part entière que depuis quelques décennies. Elle a ses origines dans des études didactiques, de type pragmatique et personnel. Dans ces premiers écrits, ni la réflexion théorique ni la démarche scientifique (recueil de données, selon une méthodologie systématique et reproductible) ne joue un rôle important. Il s’agit d’ouvrages réalisés pendant les années 50, par des auteurs comme J. Herbert (1952, réimprimé 1980) et J.-F. Rozan (1956: voir ch. 3, section 3), professeurs à l'École de Traducteurs et d'Interprètes (ETI) de l’Université de Genève. A l’époque, celle-ci et l'Institut Supérieur de Traducteurs et d'Interprètes (ISTI) de Bruxelles étaient « les deux principaux pôles de réflexion sur l'interprétation en Occident » (Gile, 1995a: 35).

La recherche proprement dite prend son essor à partir des années 60, grâce en partie à l’apport de la psychologie et de la psycholinguistique (Gile 1995a: 36 ; Ilg 1997). Les premières études empiriques sur l’interprétation ont été menées généralement par des chercheurs étrangers à la profession, qui ont examiné l’interprétation dans une optique très différente par rapport aux enseignants-praticiens comme Herbert et Rozan.

Une première différence est que les recherches des années 60 ne reflètent pas toujours les conditions dans lesquelles travaillent réellement les interprètes. Cette tendance est illustrée par une étude d’E.A. Lawson (1967), qui examine des interprétations simultanées du néerlandais vers l’anglais et vice-versa. L’échantillon comprenait 5 hommes d’affaires hollandais et un universitaire qui enseignait le néerlandais à Londres. Lawson (1967: 30) précise que tous les sujets parlaient « couramment » les deux langues concernées. Les discours source étaient des extraits d’un roman hollandais, ou de sa traduction anglaise. Les interprétations avaient été réalisées dans des conditions d’écoute dichotique: le message à traduire n’arrivait que dans une seule oreille, tandis que l’autre oreille recevait un signal sonore différent, potentiellement perturbateur. Lawson identifie les omissions en langue d’arrivée, en fonction du message perturbateur (par ex., un morceau d’un autre roman en langue source, ou d’un autre roman en langue d’arrivée). Dans ce cadre général, les omissions sont considérées comme des indices de la difficulté de « filtrer » l’écoute. Sur le plan théorique, Lawson analyse cette difficulté en fonction du degré d’indépendance des processus d’écoute et de production, quand ils ont lieu dans des langues différentes. Lawson observe que l’effet perturbateur est particulièrement évident quand le sujet écoute deux messages dans la même langue ; en revanche, le « filtrage » est plus effectif quand il écoute deux langues différentes.

Les interprétations simultanées réalisées dans l’étude de Lawson sont peu représentatives de l’interprétation professionnelle, à trois égards:

  1. l’emploi de sujets sans expérience de la simultanée ;
  2. le caractère littéraire des lectures dont les sujets ont effectué l’interprétation simultanée ;
  3. les conditions d’écoute.

Toutefois, le caractère peu « authentique » de l’étude n’est pas nécessairement une faiblesse, en ce sens que la recherche de Lawson ne porte pas vraiment sur l’interprétation. Celle-ci n’est utilisée que pour créer des conditions d’écoute permettant d’examiner l’assimilation sélective d’un message perturbé.

La deuxième caractéristique des études menées par les psychologues des années 60 est justement qu’elles n’utilisent parfois la simultanée que comme modèle expérimental, pour évaluer l’importance de certaines variables (par ex., l’attention sélective) dans la compréhension et dans la production du langage. Cela dit, le degré de « validité écologique » des études sur l’interprétation est encore un thème d’actualité (voir section suivante).

Là où Lawson utilise la simultanée pour étudier la compréhension du langage oral, F. Goldman-Eisler (1967) l’étudie pour cerner les caractéristiques de la production orale. Selon Goldman-Eisler, l’interprétation ne comporte pas l’élaboration d’un contenu sémantique original, tandis que la production monolingue « normale » consiste à créer aussi bien le contenu que la forme d’un discours (voir ch. 2, section 5). Dans cette optique, la comparaison entre la simultanée et la production monolingue permet à Goldman-Eisler d’examiner l’hypothèse selon laquelle cette différence se manifeste au niveau du débit ; en d’autres termes, à la différence de la simultanée, le discours monolingue comporte théoriquement une alternance entre des segments hésitants et des segments fluides, car il présuppose des phases de planification.

Dans les paragraphes précédents, nous avons évoqué quelques exemples des recherches empiriques réalisées pendant les années 60. Dans la décennie suivante, de telles études donnent lieu à relativement peu de publications. Les psychologues et les psycholinguistes jouent effectivement un rôle limité dans la recherche sur l’interprétation pendant les années 70: 9 % des écrits sur l’interprétation ont pour objet les aspects cognitifs de l’interprétation, alors que pendant les années 60 le pourcentage était de 17 % (Gile 2000). Les ouvrages les plus influents des années 70 sont réalisés par des enseignants-praticiens. En particulier, l'École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs (ESIT), qui fait partie de l’Université de Paris III, s'assure une hégémonie de fait grâce à une production importante d'essais théoriques. Ceux-ci reposent généralement sur la « théorie du sens » de D. Seleskovitch, qui divise le processus de l'interprétation en trois étapes, à savoir la compréhension du message, la « déverbalisation » et l'expression. D. Seleskovitch & M. Lederer (1989: 40) expliquent le concept de « déverbalisation » de la façon suivante:

Le processus de l'interprétation correspond à une prise de conscience des idées, nous disons aussi du « sens », avancées dans le discours. Cette prise de conscience s'accompagne de la disparition des formes verbales qui l'ont fait comprendre ; il se produit une déverbalisation qui ne laisse subsister qu'un état de conscience grâce auquel le sens s'exprime avec spontanéité, en toute liberté par rapport aux moyens d'expression de la langue originale.

Les idées de Seleskovitch, qui découlent de sa réflexion personnelle et de la spéculation, ont eu une influence considérable sur le plan didactique (Gile 1990 ; Setton 1999: 26). En fait, la « théorie du sens » a des retombées pédagogiques ; le concept de la « déverbalisation » peut encourager l'interprète à analyser le sens du discours et à éviter la restitution mécanique les structures de surface. D’ailleurs, ce concept se situe à l’opposé de la manière de voir d’auteurs comme Goldman-Eisler (1967), qui ne voient dans l’interprétation qu’un transcodage lexical et syntaxique, sans élaboration sémantique (voir plus haut et ch. 2, section 5) ; en d’autres termes, la « théorie du sens » est valorisante pour l’interprète (Gile 1995a: 55). La diffusion des publications réalisées par Seleskovitch, et par d’autres praticiens-enseignants de l’ESIT, a contribué probablement à l’essor qu’ont connu les études sur l’interprétation à partir des années 70.

La « théorie su sens », une idée qui découle d’une démarche essentiellement spéculative, garde encore une certaine actualité dans les domaines de la didactique et de la recherche. Premièrement, il s’agit d’une illustration simple et immédiate de l’interprétation basée sur le sens du discours, non sur la traduction mot-à-mot. Deuxièmement, l’idée de la « déverbalisation » garde une certaine actualité en tant qu’object de recherche (par ex., Isham 1994: voir paragraphes suivants). Toutefois, à partir des années 80, la littérature spécialisée a commencé à donner moins de relief aux écrits basés sur la spéculation personnelle des chercheurs et, depuis une vingtaine d’années, la recherche empirique revêt de plus en plus d’importance. Dans la pratique, il s’agit d’examiner l’interprétation grâce à des observations et des expériences systématiques, et non plus à des réflexions personnelles. Celles-ci, comme les descriptions anecdotiques, n’ont certes pas disparu ; ainsi, les réflexions des praticiens continuent à être assez bien représentées dans une revue spécialisée comme The Interpreters' Newsletter(par ex., Pearl 1999).

Sur cette toile de fond, B. Moser-Mercer (1994) identifie deux tendances générales dans les textes sur l’interprétation, selon que les auteurs appartiennent à la lignée des « sciences naturelles » ou à celle des « arts libéraux ». Là où les premiers soutiennent leurs raisonnements par des données empiriques, les représentants des « arts libéraux » proposent surtout des travaux de théorie et de réflexion.

Moser-Mercer maintient, dans le texte en question, une position neutre entre ces deux tendances ; elle considère que la science trouve dans une telle dichotomie son élan vital. A vrai dire, les deux approches ne sont guère indépendantes l’une de l’autre ; étant donné que la recherche scientifique comporte souvent des argumentations basées justement sur la théorie et sur la réflexion, celles-ci ne sont pas limitées au domaine des « arts libéraux » . Par ailleurs, la spéculation peut stimuler les chercheurs à entreprendre des recherches empiriques, par exemple pour tester les théories issues de la réflexion personnelle. De telles théories continuent donc à susciter de l’intérêt (par ex., à travers des modèles des processus cognitifs contribuant à l’interprétation). La situation a pourtant évolué par rapport au passé, en ce sens qu’elles ne sont plus considérées comme des axiomes.

Ce que l’on reproche parfois aux représentants des « arts libéraux » est de ne pas démontrer de façon explicite et rigoureuse le bien-fondé de leurs affirmations (Gile 1990b). Cette objection vaut surtout pour certaines généralisations – par exemple le précepte, chez Seleskovitch & Lederer (1989: 137), que le degré de difficulté dans l'interprétation simultanée ne varie pas selon la paire de langues concernées, c’est à dire en fonction des différences lexicales et grammaticales faibles (espagnol/italien) ou marquées (allemand/italien). Différentes études divergent de la position de Seleskovitch à cet égard. Par exemple, A. Giambagli (1990) étudie la spécificité linguistique des problèmes de l’interprétation. Son étude analyse la production de six interprètes italophones, qui ont réalisé des consécutives en italien à partir du français et de l’anglais. Cette comparaison a permis d’identifier des difficultés – et des stratégies – différentes, selon qu’il s’agit de traduire entre deux langues appartenant à la même famille (français/italien) ou à des familles différentes (anglais/italien). Les sujets, qui ont calqué davantage de structures superficielles du français que de l’anglais, considèrent presque tous que la consécutive en italien est plus difficile à partir du français ; en simultanée, ils soutiennent le contraire. L’interêt de l’étude de Giambagli, aux fins de notre recherche, est qu’elle souligne l’importance de la spécificité linguistique comme variable indépendante dans l’évaluation de l’interprétation. Ainsi, l’étude du débit de l’interprète ne peut faire abstraction des langues en cause (difficultés intrinsèques, niveau de connaissance etc.)

Dans une autre étude sur l’acquis théorique du passé, W. Isham (1994) examine la question de la « déverbalisation » dans la simultanée. Il cerne ce thème en évaluant le « verbatim recall », c’est à dire la capacité de l’interprète de se rappeler la forme du discours original. Selon Isham, il existe un rapport inverse entre la capacité de rappel verbal et la déverbalisation. En d’autres termes, une capacité limitée de rappel verbal chez les interprètes peut être considérée comme indice de déverbalisation, tandis qu’une meilleure capacité de rappel verbal reflète probablement l’absence de déverbalisation.

Isham a utilisé un test décrit par le psychologue R. J. Jarvella (1971), consistant à faire écouter aux sujets un enregistrement en anglais ; sans qu’ils s’y attendent, l’enregistrement est interrompu à certains endroits et les sujets sont invités à se rappeler autant que possible des derniers mots qu’ils ont entendus. Il y a deux versions de l’enregistrement ; chaque sujet écoute soit l’une soit l’autre. Dans les deux versions, le segment qui précède la coupure de l’enregistrement est toujours de 20 mots, qui forment deux phrases ; celles-ci sont composées de trois propositions, dont la première et la troisième sont de 7 mots et la deuxième est de 6 mots. Dans les deux versions de l’enregistrement, les deux propositions finales sont identiques. Là où elles forment une seule phrase dans une version, elles appartiennent à des phrases différentes dans l’autre, comme dans l’exemple suivant:

‘A: The confidence of Kofach was not unfounded. To stack the meeting for Macdonald, the union had even brought in outsiders.

B: Kofach had been persuaded by the officers to stack the meeting for MacDonald. The union had even brought in outsiders.

(Isham 1994: 194) 4

Jarvella observe que le rappel immédiat des propositions soulignées est meilleure quand elles appartiennent à la même phrase, comme dans la version A de l’exemple. En d’autres termes, les auditeurs se rappellent mieux la forme de la dernière phrase que de la phrase précédente, qu’ils réussissent néanmoins à paraphraser.

Isham utilise les mêmes textes que Jarvella, auprès de deux groupes de sujets bilingues, qui connaissent l’anglais et le français. Un groupe est composé d’interprètes professionnels, qui effectuent une interprétation simultanée des textes vers le français ; l’autre groupe est formé d’auditeurs « passifs ». L’objectif de l’étude est de comparer le rappel immédiat chez les interprètes et chez les auditeurs, comme indice possible de la déverbalisation en simultanée. En l’espèce, les résultats permettent d’identifier deux groupes parmi les interprètes, selon que leur mémoire verbale est (à quelques nuances près) comparable ou nettement inférieure à celle des auditeurs. Selon Isham (1994: 206), il est probable que les interprètes ayant la même capacité de rappel verbal que les auditeurs ne « déverbalisent » pas. Il avance la conclusion provisoire que la déverbalisation ne semble pas représenter, au moins pour la combinaison linguistique anglais/français, une étape obligatoire.

Isham n’examine pas la « théorie du sens » de la même façon que Seleskovitch, qui ne cherche pas à la modifier, à la démentir ou à la corroborer à travers des études systématiques. En revanche, il réévalue, selon des critères méthodiques, des concepts ou des préceptes dont le bien-fondé n’a pas été vraiment testé par le passé. D’autres chercheurs encore ont réalisé des études empiriques fondées sur la « théorie du sens » (par ex., Rizzoli 2000, Minelli 2001). Ainsi, l’orientation actuelle vers des études empiriques sur l’interprétation a redonné un certain relief aux idées de Seleskovitch (Wadensjö 1998: 32).

Par contre, le groupe de Seleskovitch n’a pas étayé ses argumentations par des résultats systématiques et reproductibles. D’ailleurs, F. Pöchhacker (1995b) observe que l’apport de l’ESIT à la littérature spécialisée sur l’interprétation, considérable jusqu’aux années 80, s’est réduit nettement depuis lors. 5

Il existe également des recherches empiriques fondées sur d’autres théories et modèles. Par exemple, dans une perspective théorique, les modèles d’Efforts de D. Gile (par ex. 1995a: 106-108 ; voir ch. 3, section 2) identifient deux difficultés potentielles de l’interprète, en matière de compréhension du discours original: (i) les caractéristiques du discours susceptibles de nécessiter une capacité de traitement accrue, sur le plan de l’écoute et de l’analyse (par ex., accent « inhabituel » de l’orateur) ; (ii) les segments du discours « vulnérables à l’écoute » (par ex., les chiffres, en raison de leur manque de redondance). Ces aspects de l’interprétation sont examinés par E. Sabatini (1999) et C. Mazza (2000), qui étudient respectivement la compréhension des parlers « non standard » et la gestion des chiffres. Les deux études analysent des interprétations simultanées de l’anglais en italien, effectuées par des étudiants en interprétation.

Les sujets de Sabatini (1999) ont traduit des discours prononcés par deux orateurs, à savoir un Indien et un Américain. Sabatini identifie, comme sources potentielles de difficulté pour les interprètes, des caractéristiques « non standard » des deux discours, par exemple sur le plan lexical et phonétique. L’analyse des interprétations indique effectivement que le taux de restitution des énoncés concernés est parfois très bas.

Dans l’étude de Mazza (2000), l’objectif est d’évaluer, par rapport aux modèles d’Efforts, les points suivants: (i) la « vulnérabilité » des chiffres à l’écoute ; (ii) la possibilité que, sans notes, la nécessité de stocker les chiffres en mémoire entraîne un manque de coordination entre les différents processus cognitifs (voir ch. 3, section 2). Cette étude expérimentale comporte une certaine « manipulation », en ce sens qu’il s’agit de comparer deux interprétations simultanées, réalisées dans des conditions différentes. La variable « manipulée » , ou indépendante, est la prise de notes, qui n’a été permise que pendant une des interprétations. Cette manipulation permet d’évaluer la difficulté de restitution de différents types de chiffres en simultanée, suivant que les sujets prennent des notes ou n’écrivent rien. Les résultats de l’étude indiquent que le taux de restitution des chiffres est plutôt bas, surtout quand les sujets ne prennent pas de notes.

Notes
4.

« (A) La confiance de Kofach n’était pas injustifiée. Pour manipuler la réunion en faveur de MacDonald, le syndicat avait même introduit des personnes venant de l’extérieur ; (B) Les responsables avaient persuadé à Kofach de manipuler la réunion en faveur de MacDonald. Le syndicat avait même introduit des personnes venant de l’extérieur. » (Isham 1994: 194; notre traduction)

5.

Pöchhacker propose un recensement quantititatif, et non qualitatif, des contributions des différentes écoles.