4. L’ÉTUDE QUANTITATIVE DES PAUSES COMME INDICE DE L’AISANCE DU DÉBIT CHEZ L’INTERPRÈTE

4.1 L’ORALITÉ COMME TRAIT DISTINCTIF DE L’INTERPRÉTATION

La section 2.1 du présent chapitre a évoqué le rapprochement conceptuel entre l’interprétation et la traduction. Malgré celui-ci, elles se différencient à plusieurs égards. Les différences principales sont les suivantes:

  • les modalités d’expression ne sont pas les mêmes (élaboration d’un texte écrit en traduction ; expression orale ou langue des signes en interprétation) ;
  • les contraintes temporelles sont plus marquées en interprétation ;
  • la participation à la situation de communication est généralement plus immédiate en interprétation.

Ces caractéristiques de l’interprétation (caractère oral ; délais courts ; dynamique de la langue parlée) permettent de comprendre pourquoi il est important que le parler de l’interprète soit fluide et assuré. Elles constituent donc une prémisse importante de notre étude.

La première des trois caractéristiques de l’interprétation est l’oralité, dont l’importance est mise en exergue entre autres par D. Seleskovitch (1978):

‘les interprètes de conférence utilisent le terme ‘traduction’ pour décrire l’opération qui consiste à transformer un texte rédigé dans une langue en un texte rédigé dans une autre langue, et ils insistent sur le fait qu’il faut réserver à la transmission orale de messages oraux le mot ‘interprétation’.

Seleskovitch 1978: 333, traduit par nous) 8

P. Mead (1999) remarque que l’oralité de l’interprétation a été soulignée, à travers la mise à jour des définitions du mot « interprète » , dans les éditions les plus récentes du Petit Robert. Là où l’édition de 1979 définit l’interprète comme « traducteur servant d’intermédiaire … » (Robert 1979: 1023), la définition de 1990 élimine toute référence à la traduction et précise que l’interprète « donne oralement, dans une langue, ce qui a été dit dans une autre » (Robert 1990: 1023).

De même, le Service Commun Interprétation-Conférences (SCIC) de la Commission Européenne met en exergue l’importance de l’oralité, en tant que trait distinctif de l’interprétation par rapport à la traduction:

‘Le seul et unique objet de l’interprétation de conférence est la communication orale …. Il ne faut pas confondre l’interprétation et la traduction. Cette dernière porte uniquement sur les textes écrits ….

(http://europa.eu.int/comm/scic/index_fr.htm)’

Étant donné que l’emphase sur l’oralité dans les définitions considérées jusqu’à présent ne tient pas compte de l’interprétation en langue des signes, il serait plus exact de préciser tout simplement que l’interprétation n’a pas pour objet l’élaboration de textes écrits. Cette précision n’invalide pas le principe que la traduction et l’interprétation se différencient essentiellement par leurs modalités d’expression, et que cette dernière est généralement caractérisée par l’expression orale.

La deuxième considération qui différencie l’interprétation par rapport à la traduction relève des contraintes temporelles caractérisant les deux activités (Viezzi 1993: 100 ; Gile, 1995a: 14) ; en effet, la traduction écrite est en principe susceptible de révision, tandis que l’interprétation constitue un produit fini qui ne peut pas être modifié après coup (Kurz 1996: 38). L’interprétation simultanée, en particulier, est caractérisée par des délais très restreints.

La troisième différence entre l’activité de l’interprète et celle du traducteur est qu’ils ne participent pas dans la même mesure à la situation de communication. La traduction comporte généralement un décalage physique et temporel par rapport à la production du texte source. En revanche, l’interprétation se réalise plus ou moins en même temps que le discours source (Gile 1995: 15 ; Viaggio 1995: 29). Par conséquent, l’interprète peut interagir en principe avec son auditoire, tandis que le traducteur n’a pas de contact immédiat avec ses lecteurs. En réalité, l’interprète se trouve lui aussi parfois isolé des orateurs et du public pour lesquels il travaille – par exemple, en simultanée ou dans les visioconférences.

Ces trois traits distinctifs de l’interprétation suggèrent l’importance d’une expression orale fluide et assurée. En effet, sur huit aptitudes que l’Association Internationale des Interprètes de Conférence (AIIC) considère comme fondamentales à l’interprétation, deux mettent en relief les capacités d’expression orale et d’adaptation immédiate à la situation de communication. Il s’agit des items suivants: « vitesse de réaction et capacité de s’adapter immédiatement aux orateurs, aux situations et aux thèmes » ; et « dons oratoires et voix agréable » (http://www.aiic.net/en/tips: 10 ; traduit par nous). 9

En ce qui concerne le niveau de compétence orale, les interprètes sont considérés comme comparables avec les orateurs. R. Jones, formateur auprès du SCIC, soutient que « l’interprète doit être conscient de son rôle en tant qu’orateur, de même que n’importe quel autre intervenant. » (Jones 1998 : 40, traduit par nous). 10 Le site Internet de l’AIIC précise lui aussi que l’interprète est un « professionnel de l’oralité » (http://www.aiic.net/en/tips/voix/trottier.htm). Ainsi, un « interprète doit être un orateur clair et vivace et […] maintenir un débit régulier » (http://www.aiic.net/en/tips: 10 ; traduit par nous) ; 11 de même, les interprètes de conférence « travaillent dans le vif du débât et élaborent mentalement leur discours au fur et à mesure qu’ils le prononcent ». 12

L’importance d’un débit aisé est soulignée également par R. Jones:

‘L’interprète  …  devrait savoir exactement ce qu’il veut exprimer, et comment le formuler de la façon la plus efficace, dès qu’il prend la parole.  …  L’interprète doit  …  maintenir un débit soutenu et régulier, sans hésitation …

(Jones 1998: 40  ; traduit par nous). 13

J. Altman considère la « fluency » comme le paramètre le plus pertinent à la distinction qualitative entre des interprètes néophytes et professionnels:

‘la fluidité du discours en langue d’arrivée est l’aspect d’une interprétation qui distingue tout seul, de façon plus sensible que n’importe quel autre, les prestations d’un professionnel et d’un étudiant.

(Altman 1994: 36 ; traduit par nous) 14

Les études de la qualité en interprétation de conférence soulignent généralement elles aussi l’importance de la fluidité du débit aux fins de l’évaluation qualitative (Bühler 1986 ; Gile 1990 ; Kurz 1993 ; Kopczynski 1994).

Par exemple, H. Bühler (1986) base son étude de la qualité sur les résultats d’un questionnaire rendu par 47 personnes, dont (a) six interprètes membres de la commission des admissions et du classement linguistique (CACL) de l’AIIC et (b) 41 délégués participant à un colloque de l’AIIC. Le questionnaire comprend 16 items, à classifier individuellement comme « très important », « important », « moins important » ou « pas pertinent » . Or, les six membres de la CACL ne considèrent unanimement comme « très importants » que trois paramètres, dont justement la « fluidité du discours ». Sur le total de 47 répondants également, la « fluidité du discours » revêt une importance considérable (« très important » dans 23 réponses ; « important » dans 23 réponses ; « moins important » dans une réponse).

I. Kurz (1993) effectue elle aussi une enquête sur la qualité, auprès des délégués participant à trois colloques internationaux. Le total de 124 questionnaires rendus aux trois colloques (47 + 29 + 48) est suffisant à permettre une analyse assez représentative. Les critères qualitatifs considérés correspondent aux premiers huit de Bühler (dont « fluidité du discours ») et Kurz compare ses résultats avec ceux de Bühler. Les trois groupes de Kurz rangent la fluidité du discours en cinquième, en quatrième et quatrième position (médecins, ingénieurs et délégués à une réunion du Conseil d’Europe, respectivement). Bien que les trois groupes d’utilisateurs dans l’étude de Kurz considèrent la fluidité du discours comme moins prioritaire que les répondants de Bühler, le critère ne descend jamais en-dessous de la cinquième position sur huit critères et son importance ne devrait donc pas être sousestimée. De plus, Kurz estime que certains utilisateurs (notamment, par exemple, l’auditoire d’une interprétation télédiffusée) ont des attentes particulièrement élevées en matière de « fluidité du discours ».

Une étude de D. Gile (1990), basé sur un questionnaire distribué à un colloque d’ophthalmologie génétique, examine l’interprétation selon cinq critères qualitatifs, dont un qui englobe « voix, rythme et intonation ». Le score attribué à ce critère se situe généralement au même niveau que ceux des autres items (en l’espèce, qualité générale de l’interprétation, qualité de la langue, qualité terminologique, fidélité). Indépendamment de cela, environ un quart des délégués, tout en attribuant un score plus bas à ce critère qu’aux autres, juge la qualité de l’interprétation au même niveau que celle des autres composantes de l’appréciation ; en d’autres termes, « la population concernée […] ne considère pas la qualité vocale de l’interprétation comme très importante. […] Cette observation contraste avec les résultats de I. Kurz […] et de H. Bühler […] Sur ce point, il semble donc y avoir, sous réserve de la confirmation des résultats par d’autres études, une différence au moins dans certains cas entre le jugement des interprètes et celui des délégués » (Gile 1990: 68).

Notes
8.

“Conference interpreters use the term ‘translation’ to describe the operation that turns a text written in one language into a text written in another language, and insist that for the oral transmission of oral messages the word ‘interpretation’ should be used.” (Seleskovitch 1978: 333).

9.

“[…] speed of reaction and ability to adapt without delay to speakers, situations and subjects ; […] pleasant voice and public-speaking skills” (http://www.aiic.net/en/tips: 10).

10.

“[…] the interpreter must recognise that they are a public speaker just like any other”(Jones 1998 : 40).

11.

“An interpreter must be a clear and lively speaker and […] an interpreter’s delivery must remain smooth”(http://www.aiic.net/en/tips: 10).

12.

“conference interpreters work in the heat of debate, thinking as they speak” (http://www.aiic.net/en/prof/default.htm).

13.

“The interpreter … should know exactly what they want to say in the most efficient way the minute they open their mouth. [ … ] The interpreter has to […] speak at a sustained, steady pace, without hesitation […] “(Jones 1998: 40).

14.

“[…] fluency in the TL is the one single aspect of an interpretation which most palpably distinguishes a professional performance from that of a trainee” (Altman 1994).