4.2 COMMENT ÉVALUER L’AISANCE DU DÉBIT ?

Malgré les commentaires fréquents sur l’importance d’un débit fluide, les auteurs cités n’expliquent généralement pas en quoi consiste cette fluidité du parler. Les paragraphes suivants examinent cette tendance à commenter l’aisance de façon plutôt générale – non seulement en interprétation de conférence, mais en didactique des langues et en psychologie également.

Dans la littérature sur l’interprétation de conférence, les commentaires concernant l’aisance sont plutôt généraux ; il s’agit, par exemple, de souligner l’importance d’un « certain don de la parole », ou le principe que « des effets de voix doivent être aménagés » (Seleskovitch & Lederer 1989: 229, 110). Encore, selon W. Weber (1990: 47 ; traduit par nous) 15 , « un des réflexes les plus importants à développer […] est la capacité d’énoncer des idées presqu’automatiquement ».

De même, les textes sur la didactique de l’interprétation n’examinent pas de façon approfondie la possibilité d’incorporer dans le cursus d’interprétation des éléments de technique oratoire. Bien que les auteurs constatent l’importance de développer l’aisance de la parole, ce desideratum ne semble pas devenir systématiquement une priorité didactique. Ainsi, D. Seleskovitch et M. Lederer estiment que le professeur d’interprétation, tout en sensibilisant les étudiants à la nécessité de développer leurs compétences orales, « ne dispose pas de suffisamment de temps pour faire lui-même des exercices d’assouplissement […] de l’expression » (Seleskovitch & Lederer 1989: 137). Étant donné la difficulté d’inclure dans les cours d’interprétation un travail systématique sur la qualité de l’expression orale, celle-ci peut faire l’objet d’un enseignement supplémentaire (Katz 1989: 218 ; Weber 1989).

Malgré de tels plaidoyers en faveur de l’enseignement de l’expression orale, les professeurs interprètes n’acceptent pas toujours sans réserves que ce genre de formation soit assuré par des non-interprètes, comme des spécialistes en phonétique ou en diction, étrangers aux problématiques de l’interprétation (AIIC 1979: 73).

En matière de développement des capacités d’expression orale, les conseils didactiques de G. Ilg (1985, 1989) identifient deux axes principaux de travail, à savoir: la sensibilisation des apprenants au registre et à la phraséologie des conférences ; et l’analyse raisonnée des « ressources de la pensée organisée […], thèse, antithèse, synthèse » (Ilg 1985: 65 ; voir ch. 5, section 2.1). En d’autres termes, Ilg considère comme prioritaires les aspects verbaux de l’expression (propriété lexicale, économie de l’expression etc.) ; bien que la fluidité du débit relève probablement, dans une certaine mesure, de ces aspects, Ilg ne l’examine pas de façon explicite.

En didactique des langues également, l'aisance de la parole ne fait pas l’objet d’analyses détaillées. Par rapport à « l’époque, pas si lointaine, où la primauté de l’apprentissage des langues était revendiquée par et pour les compétences écrites » (Isani 1998: 61), la didactique des langues a beaucoup évolué ; mais, même à l’heure actuelle, « l’évaluation de la performance orale est un parent pauvre » (Isani: 61). Ce manque de critères d’évaluation rigoureux en matière de compétence orale reflète la tendance de la linguistique, même au cours des dernières décennies, à liquider les caractéristiques du discours peu susceptibles de transcription et de classement systématique comme les « parties du discours qui nous échappent » (Goffman 1964: 61 ; traduit par nous). 16 W.L. Chafe (1980:170) considère que la linguistique traditionnelle a parfois assimilé la production linguistique à une recherche de la perfection formelle ; une telle optique ne met en relief ni les caractéristiques de la performance (fautes, écarts par rapport à la « norme », hésitations) ni son efficacité sur le plan communicatif.

Le sens habituel du mot anglais « fluency » est la capacité de parler couramment (surtout en langue étrangère). Cependant, le mot ne s’associe guère à une acception univoque. Ainsi, R. Schmidt (1992: 357-358) considère qu’un parler peut être jugé comme plus ou moins aisé en fonction de quatre caractéristiques différentes: la vitesse du débit ; la cohérence et la densité du discours ; la capacité de parler à propos ; et la maîtrise des fonctions esthétiques du langage. Cela signifie que l'appréciation de la « fluency » ne se base pas sur des critères nets. Le profane en linguistique assimile probablement l’aisance de la parole à la propriété de l’expression et au degré d’enchaînement des idées, sans pour autant bien cerner les caractéristiques du débit.

Le manque de consensus concernant l’évaluation de la « fluency » conduit parfois à considérer celle-ci comme un élément « secondaire » de la compétence orale. Dans une telle optique, G. Brown et G. Yule (1983: 104) estiment que la « fluency » peut être évaluée de façon subjective par un enseignant compétent. D’ailleurs, l’aisance et la précision de l’expression ne vont pas nécessairement de pair. Cela explique la tendance, chez les auteurs anglophones, à distinguer entre les termes « fluency » et « accuracy », en tant que priorités didactiques. Dans le premier cas, l’approche pédagogique a pour objet l’aisance et l’efficacité communicative de la production linguistique ; dans le deuxième, c’est l’acceptabilité formelle de l’expression qui est prioritaire (Finocchiaro & Brumfit 1983: 94-98).

En matière d’évaluation de la fluidité du débit, N. Reeves & C. Wright (1996) proposent des conseils plus détaillés que Brown & Yule. Le schéma de Reeves & Wright consiste en six niveaux, dont le plus élevé est « assimilé au parler d’un locuteur natif instruit » (Reeves & Wright 1996: 127 ; traduit par nous). 17 Bien que cette échelle soit basée sur des critères cohérents, l’emploi de termes de comparaison tels que « naturel » , « aisé » ou « proche du parler du locuteur natif instruit » comporte une marge de subjectivité.

En psychologie, le mot « fluency » a plusieurs sens. J. Carroll (1978: 125) en distingue quatre, selon qu’il s’agit d’aisance: « verbale », « d’idéation », « d’expression » ou « d’association ». Le premier de ces quatre « facteurs » est l’aisance « verbale » (en anglais, « word fluency »), à savoir la capacité de trouver des mots qui contiennent certaines lettres ou combinaisons de lettres. Le deuxième facteur est l’aisance « d’idéation » (« ideational fluency »), qui indique la disponibilité d’idées associées à un thème donné. Le troisième est l’aisance d’expression (« expressional fluency »), à savoir la capacité d’exprimer les idées. La quatrième facteur est l’aisance « d’association », c’est à dire la capacité de repérer des synonymes ou des contraires. Cette dernière forme d’aisance fait l’objet de quelques commentaires au chapitre 5 (section 2.1), en ce sens que certains auteurs l’ont évaluée en tant qu’aptitude à l’interprétation. A cet égard, Carroll exprime la réserve que l’évaluation de ces formes d’aisance dépend généralement de tests écrits, qui ne fournissent pas d’informations directes sur l’expression orale.

Dans l’ensemble, les points de vue divergent sur l’évaluation de la maîtrise du débit. Pour suppléer à ce manque d'indications précises, l'identification des différentes compétences contribuant à la fluidité du débit représente un premier pas indispensable.

Notes
15.

¨One of the main reflexes to develop […] is the ability to enunciate ideas almost automatically.”(Weber 1990: 47).

16.

L’expression utilisée par Goffman est « the greasy parts of speech ».

17.

“associated with the speech of an educated native speaker” (Reeves & Wright 1996: 127).