4.3 INDICES D’UN MANQUE D’AISANCE DANS L’EXPRESSION

Pour évaluer l’aisance du débit il importe avant tout d’établir un seuil d’acceptabilité des imperfections de la production orale. Dans cette optique, l’analyse des interactions sociales chez E. Goffman (par ex., 1981) met en relief le concept de la « face » , c’est à dire du respect des attentes qui se créent autour des rôles sociaux. En technique oratoire, Goffman estime que les pauses et les autres « influencies » représentent des incidents, incompatibles avec l’aisance du débit à laquelle le public s’attend chez l’orateur ou le présentateur. En d’autres termes, l’évocation de la fluidité du débit chez le conférencier ramène le concept de « fluency » à la maîtrise de plusieurs caractéristiques du parler normal, y compris les pauses, dont l’incidence est en principe limitée chez un professionnel de la parole:

‘[…] les segments doivent s’enchaîner sans dépasser des limites acceptables en ce qui concerne les pauses, les faux départs, les répétitions, les virages et les autres fautes de production identifiables sur le plan linguistique.

(Goffman 1981: 172 ; traduit par nous) 18

Goffman considère les « fautes de production », dont les pauses, comme des manifestations des efforts de raisonnement et de formulation qui accompagnent la production linguistique. Dans un essai intitulé Radio Talk, il commente la capacité des conférenciers (et des présentateurs de radio notamment) de « gérer de façon discrète les incertitudes [sur les propos en cours de formulation], c’est à dire de ne pas dépasser la limite de tolérance » (Goffman1981: 230 ; traduit par nous). 19 En d’autres termes, l’habileté du conférencier/présentateur lui permet de bien gérer son débit oral, de façon à dissimuler les efforts et les incertitudes qui font partie de l’élaboration linguistique ; il masque toute « crise de production » langagière (« production crisis »), ainsi que d’éventuelles réflexions sur le contenu de l’intervention ou digressions mentales « en coulisse » (Goffman1981: 172 ; traduit par nous). 20

Une stratégie qui permet de masquer les incertitudes consiste à les faire coïncider avec les jonctions grammaticales, de façon à les assimiler à des effets voulus ; la lecture à voix haute utilise la même astuce, en ce sens que le lecteur a intérêt à situer ses pauses en fonction des divisions syntaxiques du texte et de la ponctuation (Deese 1980: 84). Bien que Deese ne le souligne pas explicitement, la portée de cette affirmation se limite en principe à des pauses relativement « discrètes ». L’orateur aura beau distribuer judicieusement ses pauses, celles-ci ne passeront pas inaperçues si elle sont trop longues.

L’assimilation des pauses aux hésitations, au détriment de leur rôle dans l’impact stylistique du discours, est discutable ; toutefois, elle reflète l’orientation de nombreuses études linguistiques (voir ch. 2, sections 5 - 5.2). En outre, cette perspective permet d’envisager une évaluation de l’aisance « par défaut », c’est-à-dire en associant un débit fluide à une fréquence limitée, voire imperceptible des fautes de production, comme les faux départs ; plus elles sont évidentes, moins le débit est régulier. Ainsi, il devient possible de situer le degré d’assurance de l’expression entre un niveau théorique de perfection (aisance « absolue » , sans imperfections perceptibles) et une densité de fautes de production incompatible avec un débit continu.

Sur ce continuum théorique, le conférencier de Goffman représente justement le summum, sans doute plus théorique que réel, par rapport auquel il est possible d’évaluer la compétence de tout orateur. Une telle perspective sur l’évaluation de l’aisance fournit également un point de départ pour des études d’autres « professionnels de l’oralité », y compris les interprètes (Mead 1996).

Notes
18.

“[…] the segments must be patched together without exceeding acceptable limits for pauses, restarts, repetitions, redirections, and other linguistically detectable faults”(Goffman 1981: 172).

19.

“[…] being able to manage our uncertainties discreetly, that is, within our production tolerance”(Goffman 1981: 230).

20.

backstage considerations (Goffman 1981: 172).