- L’ÉTUDE DES « VARIABLES TEMPORELLES » DU DISCOURS

Dans la section précédente, nous avons vu qu’E. Goffman (1981: 209) décrit les signes d’un manque d’aisance comme des « influencies ». A. Garnham (1985: 206) utilise le terme « disfluencies » , mais il s’agit du même concept:

‘Les formes les plus communes de difficultés à s’exprimer sont les hésitations, les pauses, les pauses pleines du type ‘euh’, les corrections, les faux départs, les répétitions, les interjections, le balbutiement et les lapsus.

(Garnham 1985: 206 ; traduit par nous) 21

Toutes ces manifestations d’un manque de « fluency » sont identifiées en technique oratoire, où les « bruits » qui font partie du langage non verbal correspondent plus ou moins aux « influencies » (Bellenger 1979: 73). Elles sont reconnues également en psycholinguistique et, dans une certaine mesure, en didactique des langues.

M. Raupach (1980) considère les différentes formes de « disfluency » identifiées par Garnham (1985: 206) comme des « variables temporelles », constituant des repères quantitatifs et/ou distributionnels par rapport auxquels il est possible d’examiner la fluidité du débit. Il s’agit des pauses ; des allongements non phonémiques des voyelles (auxquels correspond le terme anglais « drawls ») ; 22 des répétitions (de syllabes, de mots, de syntagmes) ; et des faux départs. L’emploi de la dénomination « variables temporelles » permet d’éviter le terme anglais (« in-/ disfluencies »), ou une autre expression plus ou moins générique, du type utilisé par E. Goffman (1981: 172), à savoir « fautes de production identifiables sur le plan linguistique » (« linguistically identifiable faults » en anglais). Les « variables » concernées sont en principe peu fréquentes dans un parler aisé. En revanche, d’autres variables sont des indices directs de l’aisance ; plus leurs valeurs sont élevées, plus le débit est fluide – par ex., vitesse du débit, longueur des segments ininterrompus de la chaîne parlée (en anglais, « runs »).

Raupach analyse un récit oral « guidé », basé sur des bandes dessinées, en langue maternelle (L1) et en langue étrangère (L2). Les sujets étaient des étudiants francophones et germanophones, qui étudiaient comme L2 l’allemand et le français respectivement. Un écart sensible des valeurs individuelles par rapport au groupe correspond à un parler « nonfluent » , en ce sens que « les variables temporelles considérées […] permettent de déterminer différents degrés d’aisance » (Raupach 1980: 269-70 ; traduit par nous). 23 A certains égards, Raupach observe un débit moins fluide en L2 qu’en L1. En l’occurrence, les données concernant les pauses ne permettent pas de relever un écart net entre les deux langues. Sur le plan méthodologique, on remarque que tous les sujets ont réalisé deux fois le même récit, en L1 d’abord et en L2 ensuite. Cela implique la possibilité que la production en L1 prépare en quelque sorte le terrain pour le récit en L2, et que les sujets soient moins « naïfs » au moment de réaliser ce dernier. Raupach (1980: 270) observe pourtant, dans l’ensemble, une certaine perte de fluidité en L2 par rapport à la L1. Il note également que les sujets ont tendance à maintenir dans les deux langues le même « profil des pauses ». Raupach suggère donc que les exercices visant à développer un débit fluide en L2 deviennent plus efficaces si on les associe à des activités parallèles en L1.

En ce qui concerne l’évaluation des pauses par rapport à la durée totale du discours, la liste suivante indique différents indices qui peuvent être pris en considération. La liste inclut les termes utilisés par les auteurs anglophones pour désigner les paramètres concernés: 24

  1. durée totale du discours, à laquelle correspondent les expressions anglaises « total speech time » (Duez 1982) et « running time » ;
  2. durée totale des pauses (« pausing time ») ;
  3. la durée totale des segments de production linguistique proprement dite (c’est à dire, sans pauses), à laquelle correspond l’expression anglaise « total articulation time » , abrégée en « TAT » (Duez 1982) ;Cette définition est controversée. D. Duez (1982: 14) explique que les pauses pleines (voir 2.2) sont considérées tantôt comme des pauses, tantôt comme des syllabes phonémiques qui font partie du « TAT » .
  4. le rapport entre la durée de la production linguistique proprement dite et la durée totale du discours (en anglais, « phonation/time ratio »), c’est à dire le pourcentage de la durée totale du discours occupé par le « TAT ».

Il est possible de calculer, à partir de la durée totale du discours, la vitesse du débit (« speaking rate » ) ; et, par rapport à la durée de la production linguistique proprement dite, la vitesse d’articulation (« articulation rate ») (Towell, Hawkins et Bazergui 1996: 91). La valeur des deux paramètres s’exprime en mots par minute ou en syllabes par minute.

L’analyse de l’aisance d’expession est généralement comparative. Elle examine les « variables temporelles » de la production orale en langue maternelle et en langue étrangère (Raupach 1980 ; Deschamps 1980 ; Towell, Hawkins & Bazergui 1996), en langue étrangère à différents stades de l’apprentissage (Towell, Hawkins & Bazergui 1996), ou en différentes langues maternelles (Faure 1980).

R. Towell, R. Hawkins & N. Bazergui (1996) comparent plusieurs variables temporelles dans des discours en français réalisés par des étudiants anglophones. Les sujets ont effectué deux enregistrements, à savoir avant et après un séjour de six mois en France ; aux fins de la comparaison entre la langue étrangère et la langue maternelle, ils ont effectué également un troisième enregistrement en anglais. La différence principale entre le premier et le deuxième enregistrement en français est que, dans celui-ci, les segments ininterrompus situés entre les pauses sont sensiblement plus longs ; en revanche, aucune différence en matière de pauses et de vitesse du débit n’a été observée. Les auteurs estiment que celle-ci « plafonne », en langue étrangère, à un niveau plus bas qu’en langue maternelle ; ainsi, dans l’étude concernée, le débit reste sensiblement moins rapide en français qu’en anglais (Towell, Hawkins & Bazergui 1996: 113).

Quant aux études d’A. Deschamps et de M. Faure, elles seront commentées au chapitre suivant, car elles nécessitent une explication des points suivants: (i) la différence entre les pauses « vides » et « pleines » (voir ch. 2, section 3) ; (ii) la notion que la distribution des pauses reflète les processus d’encodage linguistique (voir ch. 2, section 5.1). La psycholinguistique étudie effectivement les « disfluencies » en tant qu’indices indirects des processus cognitifs caractérisant la production langagière. A la différence de la simple quantification des variables temporelles, cette démarche ne donne pas de résultats objectivement démontrables, c’est-à-dire que l’interprétation des indices concernés est parfois controversée (voir ch. 2, sections 5.1, 5.2, 7).

Notes
21.

“The most common types of disfluency are hesitations, pauses, ums and ahs, corrections, false starts, repetitions, interjections, stuttering and slips of the tongue”(Garnham 1985: 206).

22.

Un « drawl » est, en principe, différent d’une pause pleine (voir 2.2). Dans la pratique, il est souvent difficile de séparer les deux à l’intérieur d’un voisement continu (voir 2.3).

23.

“[…] the temporal variables considered […] allow us to determine different degrees of fluency.” (Raupach 1980: 269-70).

24.

Sauf indication au contraire, la source des termes anglais est un texte de R. Towell, R. Hawkins et N. Bazergui (1996).