3.Pauses vides et pauses pleines

Les pauses peuvent être vides ou pleines. Là où les pauses vides (en anglais, « silent pauses ») sont des « blancs », les pauses pleines (« filled pauses ») sont des sons voisés. En technique oratoire, les pauses vides et non vides s’appellent respectivement des « pauses » et des « bruits » (Bellenger 1979: 63-64, 73).

Une pause vide n’est définie que sur le plan acoustique, comme « tout intervalle du tracé oscillographique dont l’amplitude ne permet pas de le distinguer par rapport au bruit de fond » ; 26 en revanche, la pause pleine est une « interjection d’hésitation » (« hesitation interjection ») (Duez 1982: 13-14 ; traduit par nous). Autrement dit, les pauses vides et pleines correspondent respectivement aux « pauses » et aux interjections du type « euh » (en anglais, « um » et « ah »), évoquées par A. Garnham (1985: 206).

Dès les années cinquante, H. Maclay & C.E. Osgood (1959) étudient la distinction entre les pauses pleines et vides. Ils examinent la fréquence des pauses, ainsi que d’autres « phénomènes d’hésitation », dans des interventions enregistrées pendant un colloque universitaire. Les pauses pleines sont considérées comme des hésitations ; les pauses vides ne le sont que dans la mesure où elles constituent des « événements […] relativement macroscopiques et facilement observables […]. D’ailleurs, les hésitations interrompent souvent le flux du discours … » (Maclay & Osgood 1959: 20). 27 Dans ce cadre général, il n’y a pas de distinction absolue et étanche entre les pauses vides relevant, d’une part, du découpage « physiologique » des segments du discours et, d’autre part, des hésitations. Premièrement, la perception d’une pause en tant qu’hésitation peut varier en fonction du jugement subjectif de l’auditeur-évaluateur. Deuxièmement, il n’est pas possible de classer les pauses hors contexte – par exemple, une pause peut être mise plus ou moins en relief suivant que le débit est rapide ou lent (Maclay & Osgood 1959: 24). En tout état de cause, Maclay & Osgood (38) ne considèrent pas que les pauses vides et pleines aient systématiquement des fonctions différentes ; ils estiment que la façon dont le locuteur gère ses hésitations relève en grande partie du « style individuel en matière d’encodage spontané » (Maclay & Osgood 1959: 39, traduit par nous). 28

F. Goldman-Eisler (1961) également distingue entre les pauses pleines et vides. Tout en assimilant aussi bien les unes que les autres aux hésitations, elle avance l’hypothèse que les pauses pleines manifestent un certain engagement émotif du sujet. Toutefois, l’auteur n’approfondit pas ce point.

D. Duez (1982: 15) met les pauses pleines sur le même plan que les faux départs et les répétitions, en les considérant comme des fautes de production (Duez 1982: 15). Le système de classification de Duez oppose, d’une part, les pauses vides et, d’autre part, la catégorie composite des pauses « non vides », y compris les pauses pleines, les faux départs et les répétitions (Duez 1982: 15). Étant donné qu’elle ne considère pas les pauses pleines comme des phonèmes, elle les exclut du calcul du temps d’articulation (ch. 1, 4.3). En revanche, malgré la définition du « drawl » comme allongement non phonémique d’une voyelle (voir ch. 1, section 4.3), Duez lui attribue une valeur phonémique. L’allongement en soi n’a pas nécessairement de valeur phonémique ; par exemple, si la voyelle anglaise [i:] est allongée en [i::], la différence [:]-[::] n’a pas de signification phonologique. Par contre, le son allongé est une variante du phonème /i:/.

Duez note (1982: 14) que le statut non phonémique des pauses pleines est controversée. Par exemple, F. Grosjean & A. Deschamps (1973, 1975) les considèrent comme des syllabes phonémiques, non pas comme des sons extralinguistiques ou « parasites ».

La taxinomie de R.H. Drommel (1980) est plus complexe que celle de Duez. Selon Drommel, les pauses pleines sont des « pauses de dissipation », ou « pauses-D », par opposition aux « pauses de transinformation » (« pauses-T ») (Drommel 1980: 231). Les pauses vides peuvent appartenir à l’une ou à l’autre des deux catégories. Le locuteur utilise les pauses-T pour mettre en relief des informations (par exemple, séparation des concepts, emphase etc.), tandis que les pauses-D sont des pauses « d’hésitation » ou « cognitives ». Cela signifie qu’elles sont involontaires et ne sont pas destinées à faciliter la réception du message (sauf dans des cas « contingents », par exemple quand elles suivent un segment de discours complexe).

L’assimilation des pauses pleines aux « pauses-D » coïncide avec la classification moins nuancée de D. Duez, en ce sens qu’elle aussi les considère automatiquement comme des hésitations. En technique oratoire également, les « mots parasites » tels que « euh » sont forcément des bruits, tandis que les pauses ne le sont que dans la mesure où « leur harmonie est malencontreuse » (Bellenger 1979: 64).

A la différence de Duez (1982) et de Drommel (1980), d’autres chercheurs n’attribuent pas aux pauses vides et pleines des fonctions distinctes. Un exemple de cette tendance se trouve dans une étude d’A. Deschamps (1980), qui compare des récits oraux, réalisés par des étudiants francophones, en français et en anglais. Dans son échantillon, Deschamps assimile les pauses pleines et vides à des hésitations, plus fréquentes en langue étrangère qu’en langue maternelle (Deschamps 1980: 261-262). La seule distinction est que, là où les pauses vides ont la même durée en anglais et en français, la durée des pauses pleines diffère dans les deux langues (Deschamps 1980: 257). Deschamps n’associe pas à cette différence la même distinction fonctionnelle que Drommel (1980) et Duez (1982), qui ne considèrent que les pauses pleines comme des hésitations.

La distinction fonctionelle entre les pauses pleines et vides paraît effectivement difficile à soutenir dans certains cas, en ce sens qu’elle ne considère pas la possibilité d’un rôle pragmatique des pauses pleines. E. Goffman, dans un essai intitulé Response Cries, décrit un emploi « interactif » des pauses pleines en tant que « holding the speaker’s claim on the floor », c’est à dire la revendication du droit de ne pas passer la parole au locuteur suivant (Goffman 1981: 109-10). Cela signifie que, dans une situation de dialogue, les pauses pleines servent parfois à souligner qu’un « tour de parole » n’est pas terminé. D’ailleurs, quand l’intervenant parle au microphone (par ex., à la radio), des silences prolongés peuvent créer l’impression qu’il s’agit d’une panne du système audio ; en revanche, les pauses pleines ne laissent pas de doute à cet égard (Goffman 1981: 110). Goffman précise que les présentateurs de radio professionnels font probablement peu d’hésitations, en ce sens qu’ils savent maintenir un débit continu et assuré ; il semble donc improbable qu’ils aient besoin de recourir souvent à des pauses pleines. Toutefois, étant donné que les interprètes travaillent souvent eux aussi au microphone, cette précision de Goffman concernant les pauses pleines a un certain intérêt dans le cadre de notre recherche.

Notes
26.

“[…] any interval of the oscillographic trace where the amplitude is indistinguishable from that of the background noise” (Duez 1982: 13-14).

27.

“events that are relatively gross and easily observable […]. In addition, hesitations often interrupt the flow of speech …” (Maclay & Osgood 1959: 20).

28.

“individual style in spontaneous encoding” (Maclay & Osgood 1959: 39).