5. Le « rythme » cognitif du discours

A la fin des années 50, F. Goldman-Eisler (1958) assimile les pauses aux hésitations. Pour vérifier le bien-fondé de cette hypothèse, elle a transcrit des segments de discours en supprimant des mots ; huit sujets, sans connaissance préalable des énoncés concernés, ont été invités à « compléter les blancs ». En l’occurrence, les sujets ont mis le plus de temps à trouver les mots qui étaient accompagnés des pauses les plus longues dans la réalisation originale de l’énoncé. L’auteur conclut que les pauses longues correspondent à des difficultés d’encodage du discours.

Par la suite, le groupe de chercheurs dont fait partie Goldman-Eisler compare le degré de fluidité dans le discours spontané et dans la lecture à voix haute (Henderson, Goldman-Eisler & Skarbek 1965 ; Henderson, Goldman-Eisler & Skarbek 1966). Ils identifient un « rythme cognitif » du discours spontané, basé sur l’alternance de segments hésitants et fluides. Selon les auteurs, les premiers marquent des phases de planification du discours, caractérisées par davantage d’hésitations, de rattrapages et de pauses situées à l’intérieur des syntagmes (Henderson, Goldman-Eisler, Skarbek 1966: 216). Le concept du « rythme cognitif » est basé sur l’idée que chaque séquence d'un débit lent suivi d’une accélération représente une seule unité dans l’élaboration du discours. Le début de l'unité se révèle moins fluide, en fonction de l'effort initial de construction linguistique, tandis que le débit plus assuré de la suite reflète la réduction de l'effort à la simple exécution de ce qui a été planifié lors des hésitations précédentes. Cette division du discours spontané en « cycles », dont chacun composé d’une première phase lente et une suite relativement rapide, est constatée également par B. Butterworth (1975, 1980).

Une autre étude de F. Goldman-Eisler compare des pauses dans des discours spontanés, des lectures à voix haute et des interprétations simultanées (Goldman-Eisler 1967 ; voir ch. 1, section 3.1). Sur le plan cognitif, l’auteur situe l’interprétation simultanée en tant qu’étape intermédiaire entre la charge minimale représentée par la lecture à voix haute et l’activité générative théoriquement « totale » que comporte la production orale spontanée (avec élaboration, à partir d’une table rase mentale, du contenu sémantique du message ainsi que de sa formulation lexicale et de sa structure syntaxique). La position intermédiaire des « traductions » simultanées sur ce continuum correspond à une élaboration syntaxique et lexicale, mais non sémantique (Goldman-Eisler 1967: 125). 29 Théoriquement, la comparaison des trois formes de production devrait permettre d’identifier le « rythme cognitif » surtout dans le discours spontané. Toutefois, à certaines conditions il est présent dans les lectures et les interprétations également ; l’alternance de segments aisés et hésitants ne semble pas être la prérogative des formes de production langagière comportant une charge cognitive maximale (Goldman-Eisler 1967: 126-127).

Malgré son idée initiale sur l’absence de charge cognitive dans la lecture à voix haute, l’auteur observe effectivement que « la lecture de textes […] peut comporter davantage de création et de réflexion qu’on ne pensait au départ » (Goldman-Eisler 1967: 127 ; traduit par nous). 30 Dans des études précédentes, A. Henderson, F. Goldman-Eisler et A. Skarbek (1965: 242) constatent eux aussi cette différence (Henderson, Goldman-Eisler, Skarbek 1965: 242). Pourtant, ces deux études ne commentent pas de façon détaillée l’activité « de création et de réflexion » pendant la lecture.

Dans son analyse du « rythme cognitif », Goldman-Eisler ne précise pas systématiquement si elle prend en considération les pauses pleines et/ou vides. Toutefois, l’assimilation des pauses à l’activité respiratoire (Henderson, Goldman-Eisler et Skarbek 1965) donne l’impression qu’il s’agit de pauses vides. En tout état de cause, la possibilité d’un rôle stylistique des pauses n’est pas évoquée de façon explicite.

Le concept d’un « rythme cognitif » dans le discours spontané a été critiqué (Schwartz & Jaffe 1968 ; Jaffe, Breskin & Gerstman 1972). Selon les auteurs en question, les cycles identifiés par le groupe de Goldman-Eisler sont des variations fortuites de la répartition entre le silence et la production vocale. L’alternance entre les deux peut donc être calculée au moyen de la statistique probabiliste.

W.J.M. Levelt (1989: 126-129), tout en ne niant pas l’intérêt théorique d’une alternance entre des phases de planification et de production, précise que le discours spontané ne comporte pas toujours la même charge cognitive. Les phases de planification comportent plus ou moins de difficulté, suivant que le locuteur affronte un thème peu connu ou familier ; aussi l’alternance entre des phases lentes et rapides du discours n’est-elle pas forcément toujours évidente. Même dans une intervention apparemment spontanée, il est possible que le conférencier recoure à la lecture et à la mémoire (Goffman 1981: 171, 227: voir ch. 3, section 3). En d’autres termes, la production peut comporter plus ou moins de répétition préalable.

Ces remarques vont dans les sens d’une étude de J. Deese (1980), qui a comparé des discours planifiés et improvisés. Deese identifie plus de pauses dans la production planifiée que dans le discours impromptu, tandis que la fréquence des « erreurs de production » (faux départs, répétitions) est plus élevée en l’absence de planification préalable (Deese 1980: 78). L’auteur attribue ces divergences aux différents degrés d’organisation que nécessite la production orale en cours d’élaboration, selon que la planification s’effectue à l’avance ou à l’instant même ; là où un discours impromptu s’élabore à partir d’une table rase et nécessite tout d’abord l’identification des idées, dans une intervention préméditée l’orateur fait plus attention à la formulation de l’enveloppe linguistique. Cela signifie que le discours planifié comporte moins d’erreurs de production proprement dites, mais davantage de pauses, aussi bien involontaires que recherchées. Tout en considérant les pauses comme des marques d’incertitude, Deese estime que les faux départs et les répétitions sont plus fâcheux et préjudiciables à la compréhension ; il considère les pauses dans une intervention planifiée comme des imperfections formelles mineures (Deese 1980: 80).

Étant donné que la présente recherche a pour objet l’interprétation de conférence, il est intéressant que Goldman-Eisler associe à l’interprétation simultanée, par rapport au discours improvisé, une charge cognitive inférieure (voir ch. 1, section 3.1). Cette constatation donne lieu à deux remarques.

Primo, la « théorie du sens » de D. Seleskovitch (1968), qui souligne l’importance de l’analyse conceptuelle en interprétation de conférence, peut être considérée en quelque sorte comme une réaction à la perspective de Goldman-Eisler. Là où celle-ci considère que la simultanée ne comporte pas d’élaboration sémantique, Seleskovitch soutient que l’interprète devrait restituer en langue d’arrivée le sensdu discours source, non pas une traduction littérale.

Secundo, les résultats d’une étude empirique de D. Gile (1987 ; voir ch. 5, section 4.1.2) ne vont pas dans le même sens que le raisonnement de Goldman-Eisler. Gile compare l’expression en français, dans des exposés et des interprétations (consécutives et simultanées), d’un groupe d’étudiants francophones. Les résultats suggèrent davantage de difficulté cognitive dans l’interprétation, qui est caractérisée par une fréquence plus élevée de fautes et de maladresses linguistiques (Gile 1987 ; voir ch. 5, section 4.1.2). Bien sûr, les exposés de Gile et les « discours spontanés » de Goldman-Eisler ne sont pas forcément tout à fait comparables – par exemple, le degré de préparation préalable n’est peut-être pas le même.

Une autre étude de Goldman-Eisler paraît plus proche de la perspective de Gile (1987), en ce sens qu’elle identifie dans l’interprétation simultanée une tâche cognitive complexe, caractérisée par des contraintes temporelles:

‘[…] il faut que l’interprète […] suive sans cesse, stocke, rappelle et décode le discours source, tout en […] traduisant et en encodant la traduction de ce qui a déjà été assimilé […], [ce qui] constitue un acte de production langagière à un niveau cognitif complexe.

(Goldman-Eisler 1980: 144, traduit par nous) 31

La complexité cognitive de l’interprétation simultanée et consécutive fera l’objet de commentaires plus détaillés par la suite (voir ch. 3, section 2).

Notes
29.

“translation entailing generative acts concerned with lexical and syntactic decisions” (Goldman-Eisler 1967: 125).

30.

“[…] reading of prepared texts […] can be a more creative, a more thoughtful activity than was assumed in the first place” (Goldman-Eisler 1967: 127).

31.

“[…] the conference interpreter must continuously monitor, store, retrieve and decode the input of the source language […] his task […] is an act of language production at a complex cognitive level” (Goldman-Eisler 1980: 144).