5.1 Comment identifier les hÉsitations par rapport aux autres pauses ?

Deux critères sont proposés, aux fins de la distinction entre les hésitations et les autres pauses: la position et la durée. Ni l’un ni l’autre de ces critères ne paraît tout à fait approprié.

En ce qui concerne l’identification des pauses d’hésitation suivant leur durée, il s’agit d’établir une durée seuil, en-dessus de laquelle toute pause constitue une hésitation. J. Deese (1980: 71), après avoir résumé la position des auteurs qui proposent cette orientation, la rejette. Son objection est que les orateurs utilisent souvent des pauses de plusieurs secondes, sans égard au découpage syntaxique de l’énoncé, aux fins de l’impact rhétorique (voir section 5.2 du présent chapitre).

L’autre critère utilisé pour identifier les pauses d’hésitation est la position des pauses, Selon D.S. Boomer & A.T. Dittmann (1962), la position des pauses vides permet de les regrouper en deux types, selon leur distribution: les pauses « de jonction » (« juncture pauses »), c’est à dire, situées aux jonctions syntaxiques entre des syntagmes ou des propositions ; et les pauses « d’hésitation » (« hesitation pauses »). A vrai dire, la seule dénomination « de jonction » caractérise les pauses selon leur position dans l’énoncé ; le terme « hésitation » met en exergue plutôt leur fonction. Boomer & Dittmann (1962: 219) considèrent que les pauses de jonction aident l’auditeur à découper et à assimiler les unités de sens ; les pauses d’hésitation, situées à l’intérieur d’un syntagme, reflètent des incertitudes du locuteur en phase d’encodage. D’ailleurs, les pauses pleines, auxquelles les auteurs attribuent une fonction d’hésitation, semblent se situer presque toujours à l’intérieur des syntagmes (Boomer & Dittmann 1962: 219). En tout état de cause, l’inconvénient de cette dichotomie est qu’elle semble associer de façon absolue la fonction des pauses à leur distribution syntaxique. Autrement dit, Boomer & Dittmann ne contemplent pas la possibilité que les pauses vides situées aux jonctions syntaxiques marquent des hésitations.

Cette faiblesse méthodologique est accentuée dans une étude de D.S. Boomer (1965), qui examine des discours spontanés en anglais. Boomer associe les deux critères évoqués aux paragraphes précédents, en ce sens qu’il considère aussi bien la position que la durée des pauses. Il assimile à des hésitations soit les pauses pleines soit les pauses vides dont la durée est d’au moins 0,2 sec. Théoriquement, les pauses de jonction qui dépassent cette durée minimum sont donc également des pauses d’hésitation (Boomer 1965: 149, 151), ce qui nuancerait la distinction entre les deux. Dans la pratique, l’auteur, tout en constatant le caractère « plutôt arbitraire » de sa méthodologie, ne considère les pauses de jonction comme des hésitations que quand il s’agit de pauses pleines. Son raisonnement est basé sur deux considérations: (i) l’étude de Boomer & Dittmann (1962) montre que les auditeurs perçoivent moins les pauses de jonction que les pauses situées en dehors des jonctions syntaxiques ; (ii) les linguistes de l’époque tendent à considérer que les pauses de jonction « sont facultatives […] et essentiellement linguistiques, tandis que les pauses d’hésitation sont extralinguistiques » (Boomer 1965: 156, traduit par nous). 32 Tout en constatant le caractère peu convaincant de ces argumentations, Boomer (1965: 156) ne considère pas que les connaissances de l’époque permettent de classer les pauses de façon plus satisfaisante. Il estime donc qu’il convient de maintenir, sous toutes réserves, la dichotomie fonctionnelle entre les pauses de jonction et d’hésitation.

P.R. Hawkins (1971), dans une analyse des pauses marquées par des enfants pendant un récit « guidé », soulève des objections à l’argumentation de Boomer. Premièrement, Hawkins remet en question la possibilité d’identifier dans tous les énoncés des unités syntaxiques bien définies, en ce sens que le langage parlé ne se conforme pas nécessairement à la codification formelle de la grammaire. Deuxièmement, l’argumentation de Boomer comporte l’attribution automatique des pauses en début de proposition au découpage syntaxique plutôt qu'à l'hésitation (Hawkins 1971: 285). Effectivement, la taxinomie de Boomer et Dittmann ne réserve aux pauses vides ni un rôle d’hésitation à une jonction syntaxique ni une fonction « stylistique » à l’intérieur d’un syntagme (voir section 5.2 du présent chapitre).

H.C. Barik (1968), comme D.S. Boomer (1965), base son identification des pauses d’hésitation aussi bien sur la position que sur la durée de la pause. Barik estime que la distinction distributionnelle entre les pauses d’hésitation et de jonction, proposée par Boomer & Dittmann (1962), n’est pas adéquate. Selon Barik, les pauses aux jonctions syntaxiques peuvent relever aussi bien du découpage grammatical de l’énoncé que d’une hésitation concernant la suite. Boomer (1965) n’attribue aux pauses de jonction une fonction d’hésitation que quand il s’agit de pauses pleines. En revanche, Barik estime que toute pause de jonction est une hésitation quand elle dure plus de 0,7 sec. Il établit ce seuil en considérant que la durée d’une pause de jonction peut être de 0,5 sec., tandis que le seuil de perception d’une pause d’hésitation est de 0,2 sec. Barik réexamine les données de Boomer selon le critère de la durée. Selon Barik, de nombreuses pauses longues, situées aux jonctions syntaxiques, sont des hésitations, tandis que Boomer les considère comme des pauses syntaxiques.

A la différence de Boomer et Dittmann, R. H. Drommel (1980: 230) évite de mélanger des critères distributionnels et fonctionnels. Il propose une distinction simple, entre des pauses « syntaxiques » et « non syntaxiques ». Drommel précise qu’il s’agit d’une différence distributionnelle (« catégorisation positione »), tandis que sa distinction entre « pauses-D » et « pauses-T » est fonctionnelle (« différentiation […] natura ») (Drommel 1980: 230-232: voir section 3 du présent chapitre).

A. Deschamps (1980: 261) base lui aussi sa taxinomie sur la distribution des pauses par rapport aux « jonctions grammaticales ». L’objet de l’étude de Deschamps est la distribution des pauses, en français (L1) et en anglais (L2), chez vingt étudiants francophones Son classement est apparemment identique à celui de Drommel, à une nuance terminologique près (description des jonctions comme « syntaxiques » chez Drommel, « grammaticales » chez Deschamps). Bien que sa classification semble se fonder sur la différence distributionnelle entre les pauses grammaticales et non grammaticales, Deschamps (1980: 261) assimile ces dernières à des « phénomènes d’hésitation », apparemment à cause de leur fréquence relativement élevée en L2. Encore une fois, l’emploi des critères distributionnels et fonctionnels paraît peu cohérent.

Notes
32.

“juncture pauses are facultative […] and essentially linguistic, while hesitation pauses are extra-linguistic” (Boomer 1965: 156).