5.2 Le rôle stylistique ou pragmatique des pauses

Les études évoquées dans la section précédente tendent à considérer les pauses ou comme des manifestations des découpages syntaxiques de l’énoncé, ou comme des hésitations. Il ne s’agit pas nécessairement de deux catégories tout à fait séparées ; les hésitations peuvent effectivement se manifester aux jonctions syntaxiques (par ex., Barik 1968). Il paraît même approprié que l’orateur fasse coïncider les deux, de façon à dissimuler les hésitations (voir ch. 1, section 4.3). Quand il n’en est pas ainsi, on peut se demander si l’utilité des pauses syntaxiques se limite à la division des énoncés aux fins de la compréhension (Boomer & Dittmann 1962), ou bien si elles donnent également du relief stylistique au message.

B. Butterworth (1980) estime que les pauses sont utiles aussi bien à l’orateur qu’à l’auditeur, en ce sens que:

‘la fonction des pauses situées aux jonctions entre les phrases, par exemple, peut être de donner au locuteur le temps de formuler la phrase suivante […], mais elle peut être également d’aider l’auditeur à segmenter le discours du point de vue syntaxique.

B. Butterworth (1980: 157, traduit par nous) 33

En ce qui concerne cette dernière fonction des pauses, une recherche américaine compare des lectures d’un texte biblique par des étudiants en art dramatique (niveaux débutant et avancé) et par des lecteurs autodidactes. Les lectures considérées comme les plus efficaces par un jury d’évaluateurs sont celles des étudiants de niveau avancé, qui ont marqué plus souvent que les autres sujets des pauses vides longues (Clemmer, O’Connell & Loui 1979).

F. Grosjean (1980) étudie les pauses vides dans des lectures en français, effectuées par des sujets francophones. En particulier, Grosjean examine les pauses vides situées, d’une part, aux jonctions entre les principaux constituants syntaxiques du texte (phrases, propositions) et, d’autre part, à l’intérieur de petites unités comme des syntagmes. Il compare les lectures avec l’analyse grammaticale (« parsing ») du même texte, par d’autres sujets. Cette comparaison permet de constater une hiérarchie des fréquences et des durées des pauses, en fonction du type de jonction. En d’autres termes, la fréquence et la durée des pauses sont plus élevées entre des phrases qu’entre des syntagmes. La correspondance entre la distribution des pauses et des coupures syntaxiques démontre effectivement que:

‘les hiérarchies basées sur les pauses et sur l’analyse grammaticale sont presqu’identiques.

(Grosjean 1980: 97 ; traduit par nous) 34

Grosjean (1980: 106), comme Butterworth (1980), évoque la possibilité que la collocation des pauses en fonction de la structure syntaxique joue un rôle non seulement dans la production, mais également dans la perception du langage.

D. Duez (1982) examine la maîtrise du débit, en fonction des pauses et d’autres « variables temporelles », chez trois hommes politiques. Dans un contexte formel comme les discours politiques, Duez estime que les pauses pleines, à la différence des pause vides, ne peuvent guère représenter des effets de voix voulus. Les hommes politiques montrent effectivement des tendances opposées à l’égard des deux types de pause, suivant le degré de formalité du contexte ; la fréquence et la durée des pauses pleines (ainsi que des autres pauses « non vides ») sont plus élevées dans des interviews que dans des discours politiques, tandis que les pauses vides sont utilisées davantage dans ces derniers (Duez 1982: 20-21). Ces observations vont dans le sens des remarques de J. Deese (1980: 80), qui évoque un « effet auditoire » (« audience effect ») – à savoir, la recherche d’une gestion judicieuse des variables temporelles, suivant le degré de formalité de l’intervention ou du milieu.

Les données de Duez et du groupe d’E. Clemmer s’accordent avec l’idée d’un rôle stylistique, voire rhétorique des pauses vides dans des contextes formels (Duez 1982: 21). Cela représente une manifestation spécifique de la notion que les pauses contribuent non seulement à la formulation du discours, mais aussi à sa réception par l’auditeur (Grosjean 1980: 106 ; Holmes 1984: 132-133). Là où Grosjean et le groupe d’E. Clemmer analysent des lectures, les études de Duez et d’Holmes portent sur la production du discours. Holmes, tout en étudiant une production orale « guidée », reconnaît la probabilité d’un rôle stylistique des pauses dans le discours spontané également.

Une étude plus récente, basé sur un corpus de l’anglais oral, propose un lien entre la fonction stylistique ou pragmatique des pauses et la notion des thèmes grammaticaux selon Halliday (Romero Trillo 1994). A part l’emploi du modèle théorique d’Halliday, l’analyse se différencie d’autres études sur les pauses par le concept d’un rôle thématique des pauses pleines (Romero Trillo 1994: 506-507). Dans ce cadre général, J. Romero Trillo considère que la pause pleine constitue parfois une forme de « ponctuation » orale, qui marque une liaison (par exemple, anaphore) entre deux segments contigus de la chaîne parlée. Malgré l’intérêt théorique de cette interprétation des pauses pleines, l’analyse de D. Duez (1982) suggère que leur rôle « thématique » ne se manifeste que dans des contextes relativement informels. De même, R.H. Drommel (1980) considère que les pauses pleines sont des « pauses-D » (et ne servent donc pas à donner du relief au contenu du discours).

Une autre recherche récente, sur le rôle informationnel de la prosodie, explicite la compatibilité entre les hypothèses d’une fonction cognitive et d’une valeur stylistique ou pragmatique des pauses (Swerts & Geluykens 1994: 34-35). Bien que cette optique paraisse raisonnable, il est compréhensible que la recherche sur les pauses ne situe généralement ses objectifs que par rapport à une seule de ces perspectives.

En tout état de cause, l’impact stylistique des pauses est commenté non seulement dans les études linguistiques, mais également dans le domaine de la technique oratoire:

‘Les pauses au niveau de l’écoute permettent la « digestion » des phrases et l’accueil d’autres phrases. Le silence donne du relief et de la vigueur aux mots qu’il encadre.

(Bellenger 1979: 63) ’

La distribution des pauses peut se perfectionner, entre autres, par des exercices de lecture à voix haute (Bellenger 1979: 64).

Notes
33.

“Pauses occurring at sentence boundaries, for example, may give the speaker time to formulate the next sentence […], but may also help the listener to syntactically segment the input” (Butterworth 1980: 157).

34.

“Hierarchies obtained from pausing and parsing are practically identical” (Grosjean 1980: 97).