6. Études sur les pauses en interprÉtation de confÉrence

Une première considération sur l’étude des pauses chez les interprètes de conférence est qu’elle ne fait pas toujours partie d’une évaluation explicite de la « fluency ». D’ailleurs, les études examinent généralement les pauses dans le contexte global des variables temporelles. Par exemple, dans des interprétations réalisées à différentes étapes du cursus de formation, A. Kopczynski (1981) assimile les pauses pleines aux « erreurs de performance », à savoir « les écarts identifiables par rapport à la restitution aisée […] d’un intervenant-interprète idéal, par exemple, les hésitations […] » (Kopczynski 1981: 401-402 ; traduit par nous). 35 Dans la pratique, il s’agit d’imperfections assimilables aux « disfluencies »/ « influencies » évoquées au chapitre précédent (voir 1.4.3, 1.4.3). En revanche, Kopczynski ne considère pas les pauses vides comme des hésitations.

Le système d’évaluation de Kopczynski a été utilisé, à quelques modifications près, dans une évaluation « longitudinale » d’interprétations simultanées réalisées par quatre étudiants suivant un cursus d’interprétation à Vaasa (Finlande) (Vik-Tuovinen 1995) (voir ch. 5, section 4.1.2).

Les études qui examinent les pauses en interprétation de conférence n’ont pas nécessairement pour objet la formation des interprètes ; il y a également de la recherche « pure », qui tend à réserver davantage d’attention à la simultanée qu’à la consécutive (voir ch. 1, section 3.3). Les études des variables temporelles du discours d’arrivée ne constituent pas d’exception à cette tendance générale.

Les études ayant pour objet le « rythme cognitif » de la production orale, y compris en interprétation simultanée, ont déjà été évoquées (voir section 5 du présent chapitre). Les recherches en question examinent la fréquence des pauses en discours d’arrivée, comme manifestation d’une activité cognitive cyclique, sans évaluer l’aisance du débit chez différents orateurs et interprètes.

H. Barik (1973) compare la fréquence des pauses dans des interprétations simultanées, par rapport au discours source. L’étude examine dans quelle mesure l’interprétation reflète les contraintes temporelles imposées par le discours original (par exemple, longueur des segments entre deux pauses ; adaptation du décalage en fonction de la segmentation de l’original, etc.). En particulier, Barik examine l’hypothèse d’une coïncidence entre les pauses de l’orateur et l’amorce de nouveaux segments dans le discours d’arrivée. La durée relative des pauses et des suites phonémiques est analysée donc en fonction de la corrélation hypothétique entre la segmentation du discours source et du discours cible. Cette argumentation est basée sur les considérations suivantes: (i) les silences de l’orateur devraient suivre en principe des unités de sens suffisamment développées pour que l’interprète commence à les réélaborer et les élimine de sa mémoire à court terme ; (ii) pendant les silences de l’orateur, l’interprète ne doit pas partager l’effort d’écoute entre le discours source et le monitorage de sa propre production.

Là où Goldman-Eisler ne considère que des interprètes professionnels, l’échantillon de Barik inclut également des diplômés en interprétation de conférence sans expérience professionnelle et des sujets bilingues complètement « profanes » en simultanée (Barik 1973: 240). L’échantillon se compose de six sujets (deux bilingues « profanes », deux diplômés en interprétation et deux interprètes). Tous les sujets interprètent de l’anglais en français et vice versa ; la langue « dominante » est l’anglais chez trois sujets (un bilingue, un diplômé, un interprète), et le français chez les autres. A la différence de Goldman-Eisler, Barik observe que « le discours traduit est moins ‘rythmique’ que le discours naturel » (Barik 1973: 260 ; traduit par nous) ; 36 il précise également que les néophytes et les profanes font plus de pauses longues et atypiques que les interprètes chevronnés. Toutefois, Barik n’interprète pas les pauses comme indices de l’aisance aux différents stades d’apprentissage et d’expérience. D’ailleurs, un échantillon aussi restreint ne permettrait guère de comparaison systématique entre les différents niveaux d’expérience.

Plus récemment, les pauses et les hésitations en interprétation simultanée ont fait l’objet d’une étude exploratoire de deux discours en langue anglaise et de leur interprétation simultanée en finnois (Ovaska 1987). L’étude examine non seulement les pause pleines et vides, mais d’autres variables temporelles également. A partir d’un enregistrement sonore sur deux pistes, P. Ovaska réalise des transcriptions et des mingogrammes (oscillogrammes), c’est à dire des tracés acoustiques montrant l’amplitude du signal sonore, au moyen desquels les pauses peuvent être identifiées en tant que segments « aplatis ». Comme Barik, Ovaska examine le degré de segmentation du discours chez l’orateur et chez l’interprète. Toutefois, elle ne s’attend pas à ce que l’interprète prenne la parole surtout pendant les pauses de l’orateur ; là, il s’agit sans doute d’une perspective moins « théorique » que celle de Barik.

Tout en examinant essentiellement les variables temporelles évoquées au chapitre précédent (voir ch. 1, section 4.3), Ovaska n’évalue pas de façon explicite le degré d’aisance des orateurs et des interprètes. Elle affirme que les hésitations constituent un élément naturel du discours, « une caractéristique individuelle de chaque orateur et de chaque interprète » (Ovaska 1987: 129) ; 37 en simultanée, elles peuvent être limitées à travers une gestion attentive du décalage.

A la différence de l’étude d’Ovaska, deux recherches récentes considèrent les pauses comme des indices de l’aisance du débit. G. Tassora (1999), dans une étude de la qualité de l’interprétation consécutive à différents niveaux de formation et d’expérience, constate une fréquence plus élevée de pauses pleines et vides chez des étudiants que chez des interprètes professionnels. La méthodologie d’identification des pauses n’est pas précisée. E. Esposito (1999) analyse l’incidence des pauses pleines, en simultanée, chez des étudiants et des professionnels. En l’occurrence, la fréquence moyenne des pauses pleines par nombre de mots est de 1/38 chez les étudiants et de 1/66 chez les professionnels. En l’absence de précisions méthodologiques concernant l’identification des pauses, on peut supposer qu’elle a été basée sur la perception auditive. Toutefois, étant donné que l’auteur fournit également quelques informations sur la durée des pauses, il aurait été intéressant d’avoir des précisions méthodologiques à cet égard (par ex., sur l’emploi éventuel d’un logiciel).

En tout état de cause, les études de Tassora et d’Esposito identifient dans la gestion des pauses un indice de la maîtrise du débit, qui fait l’objet d’une comparaison chez des étudiants et chez des interprètes professionnels. D’ailleurs, il est intéressant que Tassora examine les pauses en interprétation consécutive ; les autres études citées ont pour objet la simultanée.

Sur le plan méthodologique, S.M. Yagi (2000) décrit une méthode informatisée permettant le chronométrage et l’analyse quantitative des variables qui caractérisent la production de l’interprète (durée des pauses et des segments situés entre celles-ci ; en simultanée, décalage temporel par rapport au discours source, etc.). L’auteur ne présente pas de données recueillies au moyen de la méthode proposée.

Notes
35.

“[…] those identifiable disturbances which deviate from a fluent rendition of an utterance by an ideal speaker-interpreter (e.g. hesitation …)” (Kopczynski1981).

36.

“[…] translated speech is less ‘rhythmical’ than natural speech” (Barik 1973: 260).

37.

“an individual characteristic of each speaker and interpreter” (Ovaska 1987: 129).