1. dÉpistage DES problÈmes en phase de production

En interprétation, on peut supposer que la formulation du discours d’arrivée, tout comme la production unilingue, comporte des problèmes d’encodage linguistique. Aux chapitres précédents, nous avons vu que les pauses peuvent être considérées, dans une certaine mesure, comme des hésitations associées justement à l’activité d’encodage (Henderson, Goldman-Eisler & Skarbek 1965 et 1966 ; Goffman 1981 ; Garnham 1985 ; voir ch. 1, section 4.3; ch. 2, section 5).

La production n’est pas la seule composante de l’interprétation. Il faut d’abord que l’interprète écoute le discours source. Il y a également d’autres activités (par ex., la prise de notes en consécutive: voir section 3 du présent chapitre). Toutefois, le processus se décompose en deux phases fondamentales – à savoir, la réception et la production. Il s’agit essentiellement d’assimiler le discours source et de le restituer en langue d’arrivée.

L’identification de ces deux étapes permet d’évoquer, aussi bien en simultanée qu’en consécutive, plusieurs difficultés de l’interprétation. Bien que les défaillances de l’interprète se manifestent éventuellement dans le discours d’arrivée (par ex., omissions, hésitations, imprécisions), elles ne relèvent pas nécessairement de problèmes de production (difficultés lexicales etc.) en langue d’arrivée. Il est possible qu’elles aient leur origine dans les opérations qui se situent « en amont ». Par exemple, il est probable que la compréhension 38 du message également comporte des difficultés, susceptibles d’aboutir à des défaillances en phase de production.

Sur cette toile de fond, le lien entre le « déclencheur » et l’imperfection formelle qu’il provoque n’est pas toujours évident. Par exemple, dans une consécutive de l’anglais vers le français, soit la notation suivante: « 50 cars ». Si l’interprète ne restitue l’équivalent en LA de « cars » (« voitures ») qu’après une certaine hésitation, il paraît improbable que l’hésitation reflète une difficulté linguistique. Une explication possible pourrait être un problème de relecture du chiffre, en ce sens que l’interprète ne se souvient plus s’il s’agit de « 50 » ou de « SO ». En cherchant à se rappeler le sens des notes, il risque de ne pas réserver suffisamment d’attention à la production, d’où l’hésitation, apparemment inexplicable, dans un segment du discours pourtant simple. Une telle défaillance peut être analysée dans le cadre des modèles d’Efforts (Gile, par ex. 1995a: 106-108 ; voir ch. 1, section 3.1 et, pour une présentation plus détaillée, section 2 du présent chapitre). Bien qu’une hésitation pendant que l’interprète restitue le segment « 50 applicants » puisse tenir elle aussi à la même difficulté, il est possible dans ce cas-ci qu’il s’agisse d’une difficulté de traduction provoquée par le terme anglais « applicants » (« candidats »). Ce deuxième exemple montre qu’il est risqué de spéculer sur les causes des hésitations, à partir des seuls discours source et d’arrivée, sans considérer d’autres éléments comme la qualité des notes ou, éventuellement, les commentaires rétrospectifs de l’interprète.

L’identification d’un lien de causalité entre le déclencheur et l’imperfection formelle qu’elle provoque est compliquée ultérieurement par trois considérations.

D’abord, il n’y a pas toujours une correspondance exacte entre la position du déclencheur dans le discours source et de la défaillance dans le discours d’arrivée. Par exemple, il est possible que le consécutiviste, tout en restituant un énoncé qu’il vient de reconstruire dans ses notes, hésite parce qu’il identifie d’un coup d’oeil un mot illisible dans la suite des notes ; la raison de l’hésitation peut être également un doute persistant, qui concerne un énoncé précédent. Dans les deux cas, les hésitations ne relèvent pas de difficultés linguistiques propres à l’énoncé que l’interprète est en train de restituer.

Deuxièmement, il y a un certain décalage temporel entre la cause (par ex., problème de compréhension) et l’effet (faute, hésitation, omission). En consécutive, étant donné que l’écoute et la restitution sont deux phases séparées, le décalage est généralement de quelques minutes (voir ch. 1, section 2.3).

Enfin, il est possible que l’hésitation aboutisse à la résolution du problème qui l’a déclenchée (par ex., l’interprète trouve la formulation qu’il cherche ou déchiffre un mot gribouillé). Dans ce cas-ci, il est possible que l’auditeur, tout en percevant éventuellement l’effetde la difficulté (par ex., une pause pleine, un faux départ), n’ identifie pas la cause. L’absence de fautes de production n’indique donc pas nécessairement l’absence de difficultés.

Dans le diagnostic des erreurs de l’interprète, il faut considérer également que les omissions posent parfois un problème d’évaluation, en ce sens que le chercheur ne sait pas a priori s’il s’agit d’un manque de compréhension, d’une erreur de gestion (voir section 2 du présent chapitre), ou de l’élimination consciente d’une information redondante (Stenzl 1983: 28). Si le discours source est redondant, les omissions de la part de l’interprète peuvent effectivement éliminer des répétitions, sans perte informationnelle ; dans de tels cas, les omissions contribuent à l’efficacité communicative de l’interprétation (Stenzl 1983: 29) et il n’est pas appoprié de les considérer comme des erreurs.

Le problème d’évaluation que posent les omissions n’est pas toujours insoluble. Par exemple, on peut demander à l’interprète des commentaires rétrospectifs, qui permettent en principe un classement grossier des omissions, aussi bien volontaires qu’involontaires – par exemple, omission inconsciente d’un détail qui n’a pas été perçu en phase d’écoute, omission consciente d’un détail incomplètement compris, etc. Il ne convient certes pas de considérer ces explications rétrospectives, sans réserves, comme complètes et objectives (Kalina 1998 ; Vik-Tuovinen, à p.). Par exemple, on peut supposer que : (i) l’interprète n’est pas tout-à-fait conscient, ou ne se souvient pas totalement, des processus qui interviennent pendant l’interprétation; (ii) il manifeste une certaine réticence au regard de ses propres erreurs ; (iii) il cherche parfois à se justifier. Malgré ces limitations, le chapitre suivant illustre que les commentaires rétrospectifs peuvent fournir de nombreuses informations (voir ch. 4, section 2).

En bref, les causes des défaillances de l’interprète ne sont pas toujours évidentes. Les problèmes de compréhension du message, susceptibles de se manifester en phase de restitution, font l’objet des sections suivantes.

Notes
38.

C.J. Thiéry (1981) utilise le terme « enregistrement » du message.