1.2 Le caractÈre bilingue de l’interprÉtation

Une autre difficulté de l’interprétation, par rapport au discours « normal », est qu’elle comporte l’emploi de deux langues (écoute en langue source, restitution en langue d’arrivée). C. Thiéry (1981) n’identifie pas explicitement la caractère bilingue de l’interprétation comme source de difficulté pour l’interprète. Sur le plan de la compréhension, il estime que: « pour l’interprète seule la première de ces conditions (connaissance de la langue) est, par définition, remplie » (Thiéry 1981: 101) ; en d’autres termes, là où le manque de connaissance du sujet comporte des difficultés, les processus strictement linguistiques n’en créent pas.

Nous avons deux réserves concernant ce raisonnement. Premièrement, la maîtrise des langues de travail ne permet pas à l’interprète de comprendre sans difficulté tous les locuteurs. Par exemple, le fort accent étranger d’un orateur nécessite une écoute particulièrement attentive (Gile 1995a: 102). L’étude d’E. Sabatini, sur les difficultés de compréhension dans l’interprétation simultanée d’orateurs non natifs, a été citée au premier chapitre (voir ch. 1, section 3.1).

Deuxièmement, le point de départ du raisonnement de Thiéry (1981: 107) est la « théorie du sens », c’est à dire la proposition que la prise de conscience des idées exprimées dans le discours source s'accompagne d’une « déverbalisation qui ne laisse subsister qu'un état de conscience grâce auquel le sens s'exprime avec spontanéité » (Seleskovitch & Lederer 1989: 40 ; voir ch. 1, section 3.1). Selon la « théorie du sens », l’interprétation ne comporte pas de lien direct entre les langues source et d’arrivée ; le caractère bilingue de l’interprétation n’est pas considéré comme une source potentielle de difficulté. D. Gile (1995a: 91) conseille une attitude prudente à cet égard: « On ne sait pas exactement comment s’opère mentalement le passage de la réception dans une langue vers la production dans une autre ».

L’observation de Gile va dans le même sens qu’un travail expérimental de P.A. Kolers (1978), sur les associations lexicales chez les sujets bilingues. Le but du travail de Kolers était d’évaluer si la représentation mentale et le stockage des connaissances s’associent à des mots, ou s’il s’agit de propositions abstraites, indépendantes de toute formulation linguistique. Cette dernière idée est très proche de la « théorie du sens ». Kolers a demandé à des sujets bilingues d’énoncer le premier mot que suggéraient des stimulus verbaux, exprimés tantôt dans une des langues connues des sujets, tantôt dans l’autre. Cela a permis de comparer, chez chaque sujet, les réponses à des stimulus sémantiquement équivalents, exprimés en deux langues  par exemple, mesaen espagnol et table en anglais. Selon Kolers, au cas où les réponses dans les deux langues seraient sémantiquement équivalentes (par ex., esp. sillaet ang. chair ), cela renforcerait l’idée d’un niveau de représentation abstraite de l’expérience. Les résultats n’ont pas permis de relever une tendance claire, en ce sens que les réponses dans les deux langues ont été parfois équivalentes, parfois différentes (Kolers 1978: 248). Cela ne renforce pas le concept d’un niveau de représentation abstraite, indépendante de toute langue.

Si on tient compte des résultats de Kolers, tout commentaire catégorique sur la déverbalisation chez les interprètes paraît impropre. D’ailleurs, nous avons vu que W. Isham (1994 ; voir ch. 1, section 3.1) ne considère pas comme probants les résultats de son étude empirique sur la déverbalisation chez les interprètes. Certains sujets dans son échantillon sont capables du « rappel verbal » après la simultanée, d’autres non.

H. Dam (1995) formule elle aussi des considérations sur la déverbalisation, dans une étude des stratégies de « condensation textuelle » dans l’interprétation consécutive. Dam évalue cinq interprétations consécutives en danois ; il s’agit d’interprétations réalisées, à partir du même discours source en espagnol, par cinq interprètes professionnels de langue danoise. Pour évaluer le degré de correspondance formelle entre les discours source et d’arrivée, Dam compare la traduction danoise du premier avec la transcription de chaque interprétation ; elle estime que cette démarche « neutralise » en quelque sorte les différences intrinsèques entre les langues source et d’arrivée (Dam 1995: 273). La division du discours en 124 « segments » (syntagmes ou propositions) permet de comparer la formulation de chaque segment dans les discours source et d’arrivée. Étant donné que les 124 segments sont comparés chez cinq sujets, le total de l’échantillon est de 620 segments. Dam utilise quatre catégories principales, pour classer la démarche qui permet à l’interprète de restituer les différents segments du discours source – à savoir, maintien total (« parallélisme ») ; maintien sélectif ; substitution ; et addition d’élements neufs. Sur 620 segments, plus de la moitié (67 %) comportent un maintien total ou (surtout) sélectif de la formulation originale ; en revanche, les différentes formes de substitution et d’addition (qui nécessitent un effort de réélaboration et/ou de synthèse) ne représentent que 22 % des segments (Dam 1995: 276). 43 Dam estime que ses résultats indiquent une certaine dépendance à l’égard de la forme du discours source, et qu’ils ne s’accordent donc pas avec la « théorie du sens ». Toutefois, elle met en relief l’importance de d’études ultérieures (par ex., sur des échantillons plus nombreux, d’autres combinaisons linguistiques, d’autres types de texte etc.).

Les études d’Isham et de Dam soulignent que la « théorie du sens » n’a pas été démontrée par des faits. On ne peut donc exclure à priori: (i) qu’il existe un lien direct entre les langues de travail de l’interprète ; ni (ii) que le caractère bilingue de l’interprétation crée des problèmes de formulation, autres que les difficultés d’encodage en communication unilingue.

Notes
43.

Au cas où plusieurs catégories se chevauchent dans un seul segment, Dam les inventorie toutes. Cela fait que le total des fréquences des différentes catégories (par ex., maintien total ou sélectif dans 67 % des segments) est de 109 %, non de 100 %.