2. Les contraintes propres à la consécutive

Les sections précédentes ont examiné des différences entre l’assimilation du message en interprétation et la réception « normale » d’un message. Les différences ont été examinées dans une perspective à la fois pragmatique (nécessité d’assimiler et de restituer le discours source: voir section 1.1 du premier chapitre) et linguistique (difficultés du caractère bilingue de l’interprétation: voir section 1.2 du premier chapitre).

Il est raisonnable de penser que les contraintes de l’interprétation, identifiées dans ces sections, débouchent parfois sur des défaillances en phase de production. Nous considérerons maintenant quelles sont les contraintes propres à l’interprétation consécutive.

La distinction entre la simultanée et la consécutive relève surtout de cinq considérations: (i) le fait qu'en simultanée, coexistent en mémoire de travail deux langues différentes, l'une en compréhension, l'autre en production ; (ii) la longueur des segments que l’interprète écoute avant de les restituer en langue d’arrivée ; (iii) en raison du point précédent, le décalage temporel entre un segment donné du discours source et du discours d’arrivée ; (iv) l’emploi des notes en tant qu’aide-mémoire ; (v) le positionnement physique de l’interprète, par rapport à l’auditoire.

La première différence entre la consécutive et la simultanée concerne le nombre de langues présentes en mémoire de travail aux fins de la production du discours d’arrivée. En simultanée, il faut que l’interprète écoute un message dans une langue, tout en le restituant dans une autre. Cela signifie que coexistent en mémoire de travail deux langues différentes, l'une en compréhension, l'autre en production. Étant donné la séparation temporelle des phases d’écoute et de production en consécutive, on ne peut savoir dans quelle mesure cette dernière comporte parfois elle aussi la présence des deux langues en mémoire de travail. Toutefois, la consécutive ne présuppose pas que l’interprète écoute et parle en même temps, dans deux langues différentes. Cette différence nécessite probablement un effort accru dans la production en simultanée, celui correspondant à l'inhibition de la langue de départ lors de la production.

La deuxième différence entre la consécutive et la simultanée tient à la durée des segments que l’interprète assimile avant de les restituer. En consécutive, il s’agit de plusieurs minutes ; en simultanée, d’une seconde ou deux (voire des fractions de seconde). L’activité de mémoire est donc elle aussi différente.

La mémoire est une activité cognitive complexe, organisée en fonction de plusieurs paramètres (Roncato & Zucco 1993). Par exemple, il faut tenir compte du caractère des informations gérées, en ce sens que les faits et les chiffres (connaissances déclaratives) ne sont pas assimilés et stockés de la même façon que les compétences (connaissances procédurales) (voir ch. 5, section 3.1). Il faut également considérer quel type de mémoire intervient – à savoir, mémoire à court terme (MCT) ou mémoire à long terme (MLT). La capacité de cette dernière n’a pas de limites connues, tandis que la MCT a une capacité limité, exprimée généralement en tant que nombre d’items qui peuvent être stockés en même temps. Selon G.A. Miller (1956), la capacité de la mémoire à court terme (qu’il définit comme « immediate memory », c’est-à-dire « mémoire immédiate ») est d’environ 7 « morceaux » d’information. En anglais, ces « morceaux » s’appellent des « chunks » (Miller 1956).44 I. Kurz (1996: 84) cite, comme exemples de « morceaux » d’informations, les nombres et les couleurs.

En ce qui concerne la MCT, différents auteurs évoquent un concept très proche en utilisant l’expression « mémoire de travail » (« working memory » en anglais). Cette expression donne du relief à la présence d’un « élaborateur central », capable de gérer plusieurs tâches cognitives (organisation des informations, comparaisons etc.) ; cet élaborateur permet des opérations comme le calcul mental, pour lequelles la capacité d’environ 7 unités d’information, évoquée au pargraphe précédent, ne serait pas suffisante (Roncato & Zucco 1993: 68-74). La mémoire de travail stocke et manipule des informations aux fins d’autres activités cognitives (raisonnement, calcul, etc.) (Baddeley, 1990).

En fonction de la durée des segments que l’interprète retient avant de les restituer, les modèles d’Efforts de D. Gile (par ex., 1995a ; voir section suivante) mettent en relief les rôles différents de la mémoire en interprétation simultanée (MCT) et consécutive (MCT en phase d’écoute ; MLT au moment de la restitution du message).

C. Thiéry (1981: 103) observe que, dans la consécutive, le profane est souvent frappé par la mémoire de l’interprète, qui emmagasine et restitue un discours (ou un tour) de plusieurs minutes. En revanche, l’interprétation simultanée s’effectue pratiquement « en temps réel », et l’importance de la mémoire n’est guère évidente à première vue. En réalité, la simultanée nécessite elle aussi une certaine activité de mémoire. L’interprète en simultanée tend à n’amorcer la restitution d’un segment (par ex., syntagme, proposition, énoncé) qu’après l’avoir assimilé en langue source. Il lui faut effectivement un certain décalage, pour plusieurs raisons. Par exemple, dans une interprétation de l’anglais en français, il ne peut choisir la forme de l’article défini qu’après avoir entendu le mot suivant. Parfois, le décalage permet également de désambiguïser une syllabe, un mot ou une expression – par exemple, la forme française « bien » peut avoir plusieurs sens en début d’énoncé, selon qu’il s’agit d’une interjection ou d’une forme composée (« bien sûr »/ « bien entendu », « bien que », « bientôt » etc.). Dans le modèle d’Efforts de la simultanée (voir section suivante), D. Gile (par ex., 1995a: 93) précise que le stockage d’informations, dans l’attente que le contexte les désambiguïse, est effectué par la MCT. 45 Celle-ci intervient également pendant la phase d’écoute de la consécutive, en ce sens que l’interprète stocke des informations en mémoire avant de décider ce qu’il lui convient de noter. En revanche, la phase de restitution en consécutive nécessite qu’intervienne la MLT.

La troisième différence entre la simultanée et la consécutive est liée à la première. Étant donné que le consécutiviste emmagasine un discours ou un tour avant de le restituer, le décalage temporel entre un segment donné du discours source et du discours d’arrivée est généralement de plusieurs minutes. En simultanée, le décalage est de quelques secondes, ou des fractions de seconde.

D’ailleurs, le décalage relativement long qui caractérise la consécutive ne peut être modifié que si l’orateur raccourcit ses « tours ». L’interprète est libre à tout moment de prendre ses notes quand il veut, par rapport au discours source. S’il écrit immédiatement, il évite de stocker trop d’informations en mémoire ; en revanche, il risque de mal comprendre le fil conducteur du discours. S’il attend avant d’écrire, il a plus de temps pour assimiler le sens, mais il risque d’oublier une partie des informations. Ce que l’interprète ne peut varier tout seul, en fonction de la vitesse ou de la densité du discours source, est le décalage entre celui-ci et le discours d’arrivée. En revanche, la simultanée lui permet de le faire. Par exemple, il peut le réduire pour se tirer d’embarras dans la gestion d’un discours source particulièrement rapide et dense (Gile 1995a: 134-135). Malgré les inconvénients de cette tactique (manque d’assimilation préalable du contexte ; risque de calques, d’interférences et de faux départs), elle permet à l’interprète de restituer passablement un discours dont il ne réussit pas à réélaborer toutes les nuances dans les délais imposés par le discours source. En un certain sens, le décalage entre les discours source et d’arrivée représente donc une contrainte moins forte en simultanée qu’en consécutive.

Dans une optique différente, le décalage en consécutive peut représenter également un avantage, en ce sens que « le consécutiviste fait sans difficulté la part des mots qu’il note pour les transcoder, le simultiste ne bénéficie pas du même recul » (Seleskovitch & Lederer 1989: 140). Ce point fera l’objet de commentaires ultérieurs par la suite (voir section 3 du présent chapitre).

Malgré cela, le décalage plutôt long qui caractérise la consécutive est susceptible de créer des difficultés pour l’interprète. Quand il prend la parole, il lui faut réélaborer de nombreuses informations. G. Ilg (1988a) met en exergue, à cet égard, l’importance de l’analyse logique en phase d’écoute. Ilg observe que, si cette analyse fait défaut, l’interprète néglige les repères qui assurent l’organisation du discours – par exemple, précision du sujet (l’orateur exprime-t-il son attitude personnelle, la « ligne officielle » du groupe qu’il représente, l’opinion publique, etc. ?), enchaînements logiques (causalité, conséquence etc.).

La quatrième différence entre les deux modes tient à l’emploi des notes. Le consécutiviste prend généralement des notes pendant la phase d’écoute ; il s’en sert pour se « rafraîchir » la mémoire quand il restitue le message. En simultanée, la prise de notes ne sert généralement qu’à faciliter (i) la restitution de certains items (chiffres, noms propres etc.: Mazza 2000 ; voir ch. 1, section 3.2) ; ou (ii) la communication entre l’interprète et son co-équipier. Bien que les notes en consécutive servent en principe d’aide-mémoire, elles représentent également une source potentielle de problèmes. Cet aspect des notes sera évoqué en fin de chapitre (section 3).

La cinquième différence entre la simultanée et de la consécutive est que celle-ci comporte la présence de l’interprète en salle de réunion. Cela fait que la fonction de l’interprète, en tant que « trait d’union » interlinguistique/interculturel, est plus « visible » en consécutive (Giambagli 1999: 232).

Bien que cette « visibilité » ne représente pas nécessairement une difficulté, elle est susceptible de provoquer une certaine tension psychologique chez l’interprète. G. Ilg (1988a: 9) évoque le trac qu’éprouvent les interprètes, habitués à la ségrégation du public que comporte la simultanée, quand il leur faut affronter la consécutive, « une forme qu’ils étaient appelés à pratiquer occasionnellement, chaque fois avec un excès d’appréhension ». D’ailleurs, la tension psychologique associée à la prise de parole en public est bien connue des formateurs en technique oratoire: « la première chose élémentaire dont les adultes se plaignent en matière d’expression orale, c’est le trac » (Bellenger 1979: 115). Cette appréhension entraîne, chez de nombreux étudiants en interprétation, un refus de la consécutive (Palazzi 1999: 43). Il est donc probable que les troubles du débit en consécutive découlent en partie de la difficulté de gérer la tension psychologique, surtout chez des débutants.

Dans la section suivante, les contraintes évoquées ci-dessus seront examinées à la lueur des modèles d’Efforts de D. Gile (par ex., 1995a).

Notes
44.

Un « chunk » peut consister en plusieurs items (« bits » en anglais). Par exemple, I. Kurz (1996: 84) observe que la MCT n’arrive pas à retenir une suite apparemment fortuite de 16 lettres (AWTOHWSBCOTANMBI). Si on les décompose en des acronymes anglais à l’envers (IBM, NATO, CBS, WHO, TWA), il s’agit de 5 « chunks », beaucoup plus faciles à retenir.

45.

B. Moser (1978) met en exergue elle aussi le rôle de la MCT en simultanée, à cela près qu’elle l’appelle « mémoire abstraite générée » (« generated abstract memory », ou GAM, en anglais). Moser (1978: 360-361) estime que la capacité de la GAM correspond à une durée de 15-20 sec.