De nombreux auteurs décrivent la complexité et la difficulté du processus de l’interprétation, surtout en ce qui concerne le mode simultané. Le linguiste D. Crystal évoque « la complexité de la tâche [c’est à dire, de l’interprétation simultanée] et les compétences remarquables qu’elle nécessite » (Crystal 1987: 349 ; traduit par nous). 46 La littérature spécialisée sur l’interprétation contient des témoignages analogues. Par exemple, les auteurs d’une étude récente du stress chez les interprètes estiment « [qu’]il n’existe pratiquement aucune autre profession qui implique l’exposition à une charge cognitive semblable » (Riccardi, Marinuzzi & Zecchin 1998: 97 ; traduit par nous). 47 Bien que cette affirmation n’ait pas été démontrée, il est probable que l’interprétation comporte effectivement une activité cognitive intense.
Même les interprètes chevronnés ne maîtrisent pas tout-à-fait les difficultés du métier. Par exemple, S, Viaggio, chef-interprète à l’ONU de Vienne, décrit des difficultés qu’il a rencontrées au cours d’une interprétation simultanée, pendant laquelle « rien ne semblait marcher ». 48
L’auteur identifie dans sa performance des défauts, apparemment typiques d’un débutant, qui donnent lieu à la question suivante:
‘Comment cela se fait […] qu’un interprète chevronné […], en l’absence de stress particulier […] et en pleine possession de ses facultés analytiques, réalise un travail aussi médiocre ?Une réponse possible à cette question se trouve dans les modèles d’Efforts de l’interprétation, développés par D. Gile pendant les années 80 (par ex., Gile 1985b, 1988). Les modèles d’Efforts sont fondés sur un concept qui avait déjà été utilisé dans le domaine de la psychologie cognitive, à savoir le principe suivant: « certaines opérations mentales demandent de l’attention et passent par un système qui ne peut leur fournir qu’une quantité d’attention limitée » (Gile 1988: 6). Gile a appliqué ce concept à l’interprétation (d’abord simultanée et, par la suite, consécutive).
Une base importante des modèles d’Efforts est la constatation de fautes et maladresses chez des interprètes chevronnés traduisant des discours simples dans des conditions favorables (par ex., Gile 1995a: 82-86). De tels défauts ne semblent pas relever nécessairement de difficultés objectivement démontrables (par exemple, signal acoustique perturbé, qualité de l’équipement audio, complexité linguistique/conceptuelle du discours source etc.) (Gile 1995a: 88). Cela correspond à la situation que décrit S. Viaggio.
L’interprétation comporte l’équilibre entre plusieurs opérations, évoquées dans les sections précédentes – à savoir, la réception, l’emmagasinage et la restitution du discours, ainsi que la prise de notes en consécutive. Étant donné les contraintes temporelles de l’interprétation (voir section 1.1 du présent chapitre), il faut que l’interprète coordonne plusieurs opérations en même temps – par exemple, en consécutive, la prise de notes et l’écoute du discours source.
Là où d’autres théories ou modèles de l’interprétation (par ex., Moser 1978) cherchent à décrire le processus d’interprétation, les modèles de Gile représentent l’interprétation comme coordination de plusieurs Efforts. Gile utilise le terme « Efforts » pour indiquer des activités cognitives qui ne sont pas complètement automatisables, et qui comportent donc une consommation de la « capacité de traitement » (Gile 1995a: 91-92). Le chevauchement temporel, voire la simultanéité de différents Efforts nécessite le partage de la capacité de traitement. Le processus fonctionne à condition que les besoins en capacité de traitement ne dépassent pas la capacité réellement disponible. La représentation de l’interprétation comme mécanisme de concurrence entre des « Efforts » de base explique les défaillances de l’interprète (Gile 1988: 5).
Comme le souligne Gile (1995a: 92), il est en réalité difficile de définir un seuil précis entre les opérations automatiques et non automatiques. Il est probable qu’il existe différents degrés d’automatisation et que les processus s’automatisent progressivement en fonction de la répétition (voir ch. 5, section 3.1). Les sections précédentes ont illustré que, dans l’interprétation, des opérations comme l’écoute ne peuvent guère être considérées comme tout à fait automatiques (voir section 1.1 du présent chapitre).
Gile (par ex., 1988) a développé d’abord le modèle de la simultanée. Celle-ci se déroule en une seule phase, qui comporte les quatre Efforts suivants: (i) l’écoute et l’analyse du discours source (E) ; (ii) le stockage d’informations, dont la compréhension dépend en partie de la suite de l’énoncé, dans la mémoire à court terme (M) ; (iii) la production du discours d’arrivée (P) ; (iv) la coordination de ces trois activités (C).
Le modèle d’Efforts de la consécutive consiste en deux phases, qui comportent des Efforts différents. Ces deux temps sont: (a) l’assimilation du discours source et (b) sa restitution.
Les quatre Efforts qui caractérisent la première phase de la consécutive sont: (i) l’écoute et l’analyse, comme en simultanée (E) ; (ii) le stockage d’informations en mémoire à court terme, comme en simultanée (M) ; (iii) la prise de notes, au moyen desquelles l’interprète peut « rafraîchir » sa mémoire par la suite (PN) ; (iv) la coordination de ces Efforts (C).
La phase d’écoute en consécutive peut être résumée dans la formule suivante:
Une fois terminé le discours source, la phase de restitution en langue d’arrivée comporte les trois Efforts suivants: (i) un Effort de la mémoire à long terme (MLT), qui permet de rappeler le contenu du discours ; (ii) la lecture et le décodage des notes prises pendant la phase d’écoute (Lect) ; (iii) la production du discours en langue d’arrivée (P).
La gestion de ces Efforts peut être représentée au moyen de la formule:
Dans la deuxième phase de la consécutive, les Efforts de mémoire, de lecture et de production sont complémentaires. Il faut donc en principe un Effort moindre de coordination entre les Efforts qu’en phase d’écoute (Gile 1995a: 110). D’ailleurs, la contrainte temporelle est moins forte que pendant la phase d’écoute, qui oblige l’interprète à suivre le rythme de l’orateur. L’interprète gère la phase de restitution à son propre rythme, à cela près qu’il ne convient pas d’allonger le discours d’arrivée par rapport au discours source. A condition d’avoir bien assimilé celui-ci pendant la phase d’écoute, un interprète compétent le restitue en principe sans difficultés.
Chaque Effort nécessite une certaine capacité de traitement. A condition que le total des besoins en capacité de traitement des Efforts (T) ne dépasse pas la disponibilité totale en capacité de traitement (D), l’interprétation est en principe faisable. Dans les deux phases de la consécutive, ce principe est résumé dans les formules suivantes:
Il faut également que la coordination des Efforts réserve à chacun d’entre eux une capacité de traitement suffisante pour qu’il puisse fonctionner. En d’autres termes, il faut que l’inéquation suivante soit réalisée:
où xreprésente la capacité de traitement nécessaire pour tout Effort individuel et D (x) représente la capacité disponible qui lui est réellement affectée. Par exemple, dans la première phase de la consécutive, il s’agit de réserver une capacité de traitement suffisante à l’écoute (E), à la mémoire à court terme (M), à la prise de notes (PN) et à la coordination des Efforts (C) à tout moment, en fonction de la tâche à accomplir. Autrement dit, il ne faut pas que l’interprète réserve une capacité de traitement insuffisante à un Effort donné (par ex., l’écoute), en se concentrant trop sur un autre Effort (par ex., prise de notes). Une telle erreur de gestion des Efforts crée souvent des problèmes en phase de restitution du discours, car il est probable que l’interprète, tout en relisant ses notes, ne réussira pas à reconstruire le sens du discours source.
Les défaillances de l’interprète peuvent survenir: (i) en cas de saturation de la capacité de traitement disponible ; ou (ii) en cas de mauvaise gestion de la capacité de traitement (Gile 1995a: 100-101).
Dans le premier cas, le total des besoins (T) dépasse la capacité de traitement disponible (D) ; par conséquent, l’inéquation T < D n’est pas réalisée. Par exemple, dans la première phase de la consécutive, il est possible que le discours source comporte des difficultés qui empêchent l’interprète de l’assimiler suffisamment bien pour pouvoir le restituer par la suite. Parmi les difficultés possibles, sans que la liste soit exhaustive, on peut citer: le débit de l’orateur, peut-être trop rapide pour permettre l’assimilation du sens ; la densité du discours (par exemple, un texte lu, dont l’interprète ne dispose pas) ; la qualité linguistique du discours source (par ex., accent insolite de l’orateur), etc.
Dans le deuxième cas, la mauvaise gestion de la capacité de traitement peut aboutir à des « déficits individuels ». Autrement dit, bien que la capacité du système ne soit pas saturée, l’interprète affecte à l’un des Efforts une capacité de traitement insuffisante. Cela survient notamment chez des sujets qui ont une expérience limitée de l’interprétation et qui ont du mal à gérer la coordination des Efforts.Par exemple, dans la première phase de la consécutive, si l’interprète se concentre sur ses notes et réserve une capacité de traitement insuffisante à l’écoute, il ne maintient pas l’inéquation E < D (E).
Dès qu’il manque la coordination des Efforts, il est probable que même l’interprète chevronné ne réussit plus à gérer la charge cognitive qu’ils comportent. L’observation de D. Gile (1995a: 82-86), concernant les fautes et maladresses dans une interprétation simultanée effectuée dans des conditions favorables par un interprète chevronné, a été évoquée en début de section. De tels défauts ne semblent pas relever nécessairement de difficultés objectivement démontrables (par exemple, signal acoustique perturbé, mauvaise qualité de l’équipement audio, complexité linguistique/conceptuelle du discours source etc.) (Gile 1995a: 88). L’explication est que la contrainte temporelle, surtout en simultanée et dans la première phase de la consécutive, nécessite la gestion de plusieurs activités en même temps et, par conséquent, le partage de l’attention entre les différents Efforts. Un partage fautif de l’attention, qui privilégie une partie de ces activités par rapport à leur coordination globale, peut comporter l’épuisement de la capacité de traitement et, par conséquent, des « crises de production » de l’interprète.
C. Mazza (2000 ; voir ch. 1, section 3.1) étudie la restitution des chiffres en simultanée. En l’espèce, elle évalue le nombre d’erreurs dans deux conditions – à savoir, avec et sans prise des notes pendant l’interprétation. L’hypothèse de Mazza, basée sur les modèles d’Efforts, est que la prise de notes facilite la restitution des chiffres, en ce sens qu’elle évite la nécessité de les stocker en mémoire à court terme. Bien que les résultats de Mazza renforcent cette hypothèse, un aspect intéressant de l’étude est que les interprètes restituent parfois de façon inexacte des chiffres qu’ils ont notés correctement. A notre avis, il est possible d’expliquer dans le cadre des modèles d’Efforts ces erreurs, qui surviennent en l’absence de facteurs de difficulté objectivement démontrables. Si on considère la restitution des chiffres concernés comme phénomène isolé, il est surprenant qu’un étudiant en interprétation ne restitue pas correctement un nombre à partir d’une note correcte et lisible. En fait, il ne faut que des Efforts de lecture (comme dans la deuxième phase de la consécutive) et de production ; l’Effort de mémoire n’est pas nécessaire, en ce sens que le chiffre a été noté. En réalité, l’opération est moins simple qu’elle ne le semble, en ce sens que l’interprète n’élabore pas une seule information à la fois. En d’autres termes, pendant qu’il restitue le chiffre à partir de ses notes, il lui faut écouter – et stocker éventuellement en MCT – les mots suivants. Les Efforts s’étalent donc sur différents segments du discours ; tout en restituant l’item A, l’interprète stocke en MCT l’item B et écoute l’item C (Gile 1995a: 103-106). M. Paradis (1994b) met en exergue lui aussi ce décalage temporel entre les différentes opérations faisant partie de l’interprétation simultanée. Sur cette toile de fond, il est possible d’attribuer les erreurs de restitution des chiffres observées par Mazza à un partage fautif de l’attention. Si le sujet affecte toute sa capacité de traitement à l’écoute et à l’emmagasinage des mots suivants, il risque d’en réserver trop peu à la production, pourtant simple, des chiffres concernés.
D. Gile (1999b) intègre dans les modèles d’Efforts la proposition que les interprètes travaillent en permanence près de leur niveau de saturation, comme s’ils se trouvaient en équilibre précaire sur une « corde raide ». En d’autres termes:
‘[…] la plupart du temps, la consommation totale de la capacité [d’attention] s’approche de la capacité totale dont dispose l’interprète […]Cette hypothèse expliquerait les défaillances apparemment gratuites qui surviennent dans la pratique – comme dans l’étude de Mazza ou dans l’exemple de S. Viaggio (1996), évoqué plus haut. Gile (1999b) évalue cette hypothèse en analysant les erreurs et omissions (e/o) dans des interprétations simultanées, réalisées par dix interprètes professionnels, à partir du même discours source (à savoir, l’enregistrement audio d’un discours de moins de deux minutes). Chaque sujet a effectué l’interprétation deux fois, en une seule séance. L’analyse a donné du relief aux aspects suivantes: (i) la comparaison inter-sujets de la distribution des e/o ; (ii) chez chaque sujet, la comparaison de la distribution des e/o dans les deux versions. Le premier point a été examiné pour évaluer si les e/o tendent à survenir aux mêmes endroits chez plusieurs sujets. Cela suggérerait que le discours comporte effectivement des difficultés aux endroits concernés ; en revanche, au cas où les e/o ne tendraient pas à se concentrer aux mêmes endroits chez plusieurs sujets, cela renforcerait l’hypothèse qu’elles découlent d’une gestion déficiente de la capacité de traitement. La comparaison des deux versions, chez chaque sujet, va dans le même sens. On peut s’attendre à ce que les sujets corrigent, dans la deuxième interprétation, de nombreuses e/o identifiées dans la première. Il est pourtant possible que certaines e/o ne surviennent que dans la deuxième interprétation, ce qui renforcerait ultérieurement l’hypothèse qu’elles sont déclenchées par des déficits en capacité de traitement, non par des difficultés effectives du discours source. Les résultats s’accordent effectivement avec cette hypothèse, en ce sens que: (i) le total de 64 e/o, identifiées dans la première interprétation, comprend 17 e/o différentes ; sur celles-ci, huit (c’est à dire, presque la moitié) n’ont été identifiées que chez un ou deux sujets ; (ii) malgré la qualité généralement supérieure de la deuxième interprétation, chez deux tiers des sujets elle contient des e/o qui n’étaient pas présentes dans la première version. Ces constatations s’accordent avec la proposition que l’interprète travaille en permanence près du niveau de saturation et maintient un équilibre précaire sur la « corde raide ».
Dans cette optique, la précarité de la coordination entre les différents Efforts est susceptible de provoquer des défaillances de l’interprète. Dès qu’il manque la coordination des Efforts, le seuil de saturation de la capacité de traitement peut être franchi. La coordination des Efforts est d‘autant plus précaire qu’ils ont tous besoin d’une certaine capacité de traitement et se trouvent, dans une certaine mesure, en compétition les uns avec les autres.
L’utilité des modèles d’Efforts, aux fins de notre recherche, est qu’ils représentent de façon claire les implications du caractère en partie non automatique des opérations effectuées pendant l’interprétation (par ex., écoute), et la concurrence potentielle entre les unes et les autres (par ex., la prise de notes qui compromet la qualité de l’écoute).
Nous verrons par la suite (ch. 5, section 1.1) qu’il n’y a guère de consensus concernant l’interprétation vers la langue étrangère. En tout état de cause, on peut supposer qu’elle facilite la réception du discours source (Effort d’écoute et d’analyse) et permet à l’interprète d’augmenter la capacité de traitement réservée à l’Effort de production. Toutefois, étant donné les remarques précédentes sur la spécificité linguistique (voir chapitre 1, section 3.1), il paraît impropre de raisonner par généralisation sur les avantages et les inconvénients de l’expression en langue étrangère. D’ailleurs, nous verrons également (ch. 5, section 1.1) que la classification binaire des langues comme « maternelles » ou « étrangères » est en réalité une simplification.
“the complexity of the task and the remarkable skills required” (Crystal 1987: 349).
“virtually no other profession undergoes a similar cognitive load” (Riccardi, Marinuzzi & Zecchin 1998: 97).
“everything […] seemed to go wrong” (Viaggio 1996: 73).
“How […] can a seasoned interpreter […], while under no particular stress […] and in full command of his analytical faculties, do such a second-rate job?” (Viaggio 1996: 73).
“ […] most of the time, total capacity consumption is close to the interpreter’s total available capacity […] “ (Gile 1999: 159).