3. L’utilitÉ et les piÈges des notes

Pendant que le consécutiviste écoute le discours source, il prend généralement des notes. Par la suite, il est en un certain sens avantagé aux fins du discours d’arrivée, car les notes lui fournissent un aide-mémoire. Elles occupent donc une place importante dans le bagage technique de l’interprète.

Les conférenciers utilisent souvent eux aussi des notes comme aide-mémoire (Goffman 1981: 228). D’ailleurs, dans les conférences avec projections, un visuel qui résume les étapes principales de l’intervention constitue en quelque sorte le « bloc-notes » de l’orateur. L. Bellenger (1979: 99) observe qu’il est effectivement utile de « fixer » par des repères écrits certaines étapes d’un discours, comme les phrases initiale, finale et de transition, ainsi que les images et les citations. Toutefois, malgré l’utilité mnémonique des notes, Bellenger (1979: 99) souligne qu’il est « pénible d’écouter quelqu’un qui n’arrive pas à se relire! ». Les notes peuvent donc constituer une arme à double tranchant.

L’interprète, tout en étayant sa mémoire au moyen des notes, les élabore généralement dans des délais très courts et à partir d’un discours auquel il assiste, non de sa propre pensée. D’ailleurs, il lui faut partager l’attention entre la prise de notes et l’écoute du discours source, qui sont en concurrence l’une avec l’autre (Gile 1995a: 108-111 ; voir section 2 du présent chapitre). Dans un exposé, l’intervenant dispose d’un temps de préparation plus long et de notes basées sur sa propre pensée ; en phase de préparation, il ne lui faut pas partager son attention entre l’élaboration de ses notes et une activité d’écoute.

De nombreux textes examinent la technique de prise de notes en interprétation consécutive (par ex., Allioni 1989 ; Becker 1972 ; Darò 1999 ; Garzone, Santulli & Damiani 1990 ; Ilg 1988a, 1988b ; Jones 1998 ; Lasorsa 1995 ; Rozan 1956 ; Russo 1999). Les problèmes de relecture des notes sont moins souvent commentés. Pourtant, cet aspect également est susceptible de perfectionnement. Sur le plan de l’habileté technique, W. Weber (1990: 47) compare la relecture des notes avec la traduction à vue ; il estime que, dans les deux cas, il s’agit de faire coïncider la restitution d’un segment et la lecture préalable des segments suivants. R. Jones (1998) compare la relecture des notes à l’exécution d’une composition musicale à partir d’une partition.

Les commentaires de Weber et de Jones s’accordent avec l’avertissement de Bellenger sur la relecture des notes, évoqué plus haut, ainsi qu’avec le modèle d’Efforts de la consécutive ; l’interprète incapable de coordonner les activités de lecture et de production risque de réaliser lui aussi un travail pénible à écouter. Ces commentaires rappellent également une observation de Quintilien, formulée dès le 1er siècle, concernant l’importance de la lecture à voix haute dans la formation des orateurs: « […] ce qui est très difficile, de partager l’attention, en décalant la production vocale par rapport à la perception visuelle » (édition de G.P. Goold 1920 ; traduit par nous). 51

Il ne faut donc pas que l’interprète relise de façon « décousue » ses notes, sans enchaînement entre les différentes étapes du discours (Weber 1990: 47-48). Autrement dit, une bonne gestion de la relecture des notes facilite la réalisation d’un discours d’arrivée fluide, sans hésitation apparente.

La fluidité du discours d’arrivée dépend également, dans une certaine mesure, de la qualité des notes. Si elles ont été prises de façon hâtive et désordonnée, il est possible que l’interprète ne réussisse pas à les relire en phase de restitution du discours. Cette considération va dans le sens des remarques de W. Becker, qui souligne que la relecture des notes en consécutive doit être facile et rapide (Becker 1972: 1-2 ; c’est nous qui soulignons). Selon Becker, il s’agit là d’une différence importante entre les notes du consécutiviste et la sténographie. Dans le cadre du modèle d’Efforts de la consécutive, des notes faciles et rapides à lire facilitent l’équilibre entre les différentes activités qui font partie de la restitution du discours (à savoir: lecture des notes, mémoire à long terme, production). Cela signifie que la lecture des notes ne « monopolise » pas la capacité de traitement, aux dépens de la mémoire à long terme et de la production.

Becker n’est pas le seul auteur qui déconseille l’emploi de la sténographie en consécutive. Par exemple, J. Herbert (1952: 38-40), tout en acceptant le recours judicieux à quelques signes sténographiques, considère que la sténographie ne permet pas à l’interprète de « relire plusieurs lignes d’un coup d’oeil ». De même, G. Ilg (1988a: 12) précise que la prise de notes en consécutive ne constitue pas un « succédané de la sténographie ». Ilg (1988a: 31) cite également un commentaire d’A. Velleman, fondateur de l’École d’Interprètes de Genève, lequel estime que l’interprète n’arrive pas à sténographier et en même temps à écouter un discours. Autrement dit, Herbert considère la sténographie comme incommode aux fins de la restitution du message, qui correspond à la deuxième phase du modèle d’Efforts de la consécutive ; selon Velleman, l’emploi de la sténographie entrave la réception du discours, c’est à dire la première phase du modèle. D’ailleurs, W. Weber (1989: 165) et G. Ilg & S. Lambert (1996: 78) estiment eux aussi que la sténographie amène l’interprète, en phase de réception, à faire trop d’attention à la structure superficielle du message. Cette observation s’accorde avec la recommandation que les notes du consécutiviste cernent les idées, non les mots (Becker 1972: 1-2).

Malgré les nombreux commentaires sur les risques de la sténographie, R. Gáler (1974), interprète et ancien sténographe parlementaire, la considère comme très utile en consécutive. Bien que Gáler cite des collègues qui partagent cette préférence, son précédent ne semble pas avoir trouvé de suite chez les didacticiens.

Tout compte fait, l’interprète n’a intérêt à noter que l’essentiel (Ilg & Lambert 1996: 78-79). 52 Comme le dit W. Weber (1989: 165), la difficulté principale du consécutiviste découle de la tentation de tropnoter.

Le principe de l’économie dans la prise de notes est généralement motivé par deux considérations. La première concerne aussi bien la phase d’assimilation que la restitution du message, tandis que la deuxième est pertinente surtout à la phase de restitution:

  1. Tout d’abord, une concentration excessive sur la notation détourne l’attention de l’écoute et de l’analyse ; l’interprète néglige « la réflexion sur l’ordre d’importance à assigner à l’information » et sur l’enchaînement logique des idées (Ilg 1988a: 10). La tentation de se concentrer sur la prise de notes, aux dépens de l’écoute, se manifeste surtout chez les débutants:
‘[…] la prise de notes peut entraver le processus d’écoute. Cela peut expliquer pourquoi des interprètes débutants prennent trop de notes et tendent à noter la structure superficielle des informations, plutôt que les informations plus profondes et chargées de signification.

(Ilg & Lambert 1996: 85 ; traduit par nous) 53

Cette remarque va dans le même sens que notre expérience personnelle, en tant qu’enseignant et interprète. Nous observons effectivement que les étudiants tendent souvent à écouter le discours source en fixant les yeux sur le bloc-notes, tandis que les interprètes professionnels regardent également l’orateur. Cela nous amène à penser que l’apprentissage et l’expérience aident l’interprète à assurer l’équilibre entre les différents Efforts d’écoute, d’emmagasinage et de prise de notes. Tant que l’interprète se concentre trop sur la prise de notes, cela risque de se répercuter sur la qualité de la restitution du message, en ce sens qu’un enchaînement logique mal perçu au départ ne peut guère être restitué de façon complète et convaincante.

D. Gile (1991) décrit une expérience qu’il utilise régulièrement, à titre pédagogique, pour sensibiliser les étudiants débutants au risque que la prise de notes ne s’associe pas à une écoute attentive. Au moment du premier contact des étudiants avec la prise de notes, ils sont divisés en deux groupes aux fins d’un exercice de consécutive ; un seul groupe a le droit de prendre des notes. L’indicateur de la qualité d’écoute est le taux de restitution des noms propres. Gile observe régulièrement qu’ils sont restitués mieux chez le groupe d’étudiants qui n’ont pas pris de notes. A. Giambagli (1998) compare trois consécutives réalisées, à partir du même discours de départ, par des étudiants à différents niveaux de formation. Deux sujets (niveaux intermédiaire et avancé) ont pris des notes en phase d’écoute, tandis que l’autre (niveau débutant) n’a rien écrit. Chez l’un des sujets qui ont pris des notes, l’activité d’écriture semble avoir détourné d’une écoute attentive et donné lieu à des contresens en phase de restitution. L’auteur estime que « le processus d’interprétation consécutive ne peut se passer d’une stratégie d’écoute qui requiert un entraînement ciblé pour conjurer le danger d’une contamination par l’activité parallèle d’écriture » (Giambagli 1998: 133). L’amélioration de l’équilibre entre l’écoute et la prise de notes permet aux apprenants de mieux assimiler le sens du discours source et, par conséquent, de le restituer de façon plus assurée.

L’orientation pédagogique de G. Ilg & S. Lambert (1996: 75-76), qui considèrent que la prise de notes ne devrait pas être introduite en début de cursus, va dans le même sens que les observations de Gile et de Giambagli. Ilg & Lambert estiment qu’il n’est approprié d’enseigner les techniques de notation qu’après une phase propédeutique, consistant en des exercices d’analyse, de mémorisation et de restitution orale sans notes.

Le principe de l’économie dans la prise de notes peut être illustré dans le cadre du modèle d’Efforts de la consécutive: résister à la tentation de trop écrire signifie affecter à l’écoute et à l’analyse une capacité de traitement appropriée, tandis qu’une concentration excessive sur la prise de notes détourne l’attention de l’Effort d’écoute. D’ailleurs, si l’interprète prend beaucoup de notes, il peut se trouver en retard par rapport au discours source et devoir stocker des informations dans la mémoire à court terme ; il est donc probable que celle-ci se sature et augmente ultérieurement les besoins en capacité de traitement. En outre, il est probable que, pendant la phase de restitution, l’Effort de MLT demande une capacité de traitement particulièrement élevée et que cela provoque un manque de coordination des Efforts.

  1. La deuxième considération sur l’économie dans la prise de notes concerne la phase de restitution en langue d’arrivée. Il est fort possible que des notes exhaustives soient désordonnées et/ou peu lisibles. A ce moment-là, non seulement le déchiffrage des notes devient difficile, mais il détourne l’attention de l’interprète de la reconstruction logique du sens (Weber 1989: 165). Selon le modèle d’Efforts de la consécutive, cela risque de créer un déficit des Efforts de mémoire à long terme et/ou de production. Il est probable que la relecture de notes exhaustives permet à l’interprète de moins bien « orchestrer » le discours d’arrivée qu’une reconstruction logique à partir d’une bonne analyse initiale et de notes claires. Du moment où les notes sont claires, l’Effort de lecture en phase de restitution concurrence relativement peu les autres Efforts.

Pendant la phase de restitution, de nombreux débutants regardent le bloc-notes, sans chercher de contact visuel avec l’auditoire. Les sujets ayant acquis une certaine habitude de la consécutive ne manifestent pas la même dépendance à l’égard des notes. Comme dans la phase d’écoute, cela nous amène à penser que l’apprentissage et l’expérience facilitent l’équilibre entre les différents Efforts – à savoir, entre la lecture des notes, l’évocation du discours original et la production orale.

Sur cette toile de fond, il paraît approprié de considérer la prise de notes comme un moyen, plutôt que comme une fin en soi, car elle ne constitue qu’une phase de la consécutive. C. Thiéry (1981) décrit la prise de notes comme « temps accessoire » ; en revanche, il estime que les deux « temps forts » de la consécutive sont l’assimilation (ou « l’enregistrement ») et la restitution du message (voir section 1.1 du présent chapitre). D’ailleurs, le modèle d’Efforts de la consécutive identifie lui aussi les mêmes phases principales, et représente la prise de notes comme partie de la première phase.

C. Thiéry (dans Gran & Dodds 1989: 201) souligne également que l’auditoire ne juge pas l’interprète par le degré d’élaboration de ses notes. En fin de comptes, l’évaluation porte sur la qualité du discours d’arrivée.

Notes
51.

“[…] quod difficillimum est, dividenda intentio animi, ut aliud voce aliud oculis agatur » (Quintilien, Institutio OratoriaI.i.34).

52.

W. Becker également conseille de noter « so wenig wie möglich » (Becker 1972: 22).

53.

“ […] taking notes may actually hinder the listening process. This may explain why beginner-interpreters take down too many notes and tend to jot down the surface structure of information as opposed to the deeper meaning-laden information” (Ilg & Lambert 1996: 85).