- CritÈres en matiÈre de prise de notes

Les considérations fondamentales qui émergent de la section précédente sont les suivantes: (i) il ne faut pas que la prise de notes détourne l’attention de l’interprète de l’écoute du discours source ; (ii) il faut que la relecture des notes soit facile et rapide.

Aux fins d’un discours d’arrivée précis et assuré, les didacticiens ne mettent pas en discussion ces principes. En revanche, les conseils pratiques des différents auteurs varient beaucoup. Les divergences concernent surtout la prise de notes, en ce sens que la technique de relecture est peu commentée.

Les auteurs occidentaux proposent des systèmes de prise de notes caractérisés par les aspects suivants:

  • le degré de sélection du contenu à noter et la disposition sur la page ;
  • l’emploi de la langue source (LS), de la langue d’arrivée (LA), ou des symboles.

En ce qui concerne le degré de sélection du contenu à noter et la disposition des notes sur la page, l’attitude des différents auteurs paraît uniforme sur le premier point. Comme nous l’avons vu dans la section précédente, le consensus est que tout système de notation doit être basé sur l’économie (Ilg & Lambert 1996: 78).

La quantité des informations à noter dépend de plusieurs facteurs, dont les circonstances, le type de discours et le degré de familiarité de l’interprète avec le sujet. Aussi l’interprète peut-il parfois limiter les notes à « quelques bribes de signifiant particulièrement évocatrices afin de se rappeler opportunément, lors du deuxième passage sur les notes, l’ensemble du raisonnement » ; parfois, il lui faut une notation plus poussée et plus structurée, qui supplée à d’éventuelles lacunes de mémoire (Ilg 1982: 92).

Quant à la disposition des notes sur la page, la technique « classique » est basée sur les principes du décalage et du verticalisme (Rozan 1956, réimprimé 1984).

J.-F. Rozan (1984: 21-22) explique que le décalage des notes indique, au moyen d’un espace, la répétition d’un segment de la ligne précédente. Soit, par exemple, les propositions: « au cours de l’année 1954, les prix ont subi une augmentation, sans pour cela atteindre celle des revenus », que Rozan suggère de noter de la façon suivante:

‘« 54, prix 
but no = income ».

En d’autres termes, les notes sont écrites sur la ligne inférieure « à la place qu’elles auraient eue si le texte de la ligne supérieure […] avait été répété » (Rozan 1984: 22). Cela permet une certaine économie au niveau de l’Effort de prise de notes, en ce sens qu’il suffit d’un espace pour « repêcher » des éléments déjà notés. Les réécrire détournerait une certaine capacité de traitement de l’Effort d’écoute ; en revanche, l’absence de toute notation de « rappel » (sous forme soit de répétition des items concernés soit de décalage) comporterait, au moment de la restitution, un engagement plus important de l’Effort de mémoire à long terme.

R. Jones (1998: 49) décrit une autre forme de « décalage » dans les notes – à savoir, une disposition diagonale, non pas horizontale, des différents éléments d’un syntagme ou d’un énoncé (par exemple, sujet et verbe). Cette disposition « en escalier » comporte les avantages suivants: (i) elle sépare nettement les différents éléments dans l’énoncé ; (ii) elle indique clairement le début d’une nouvelle étape de l’exposition/raisonnement ; (iii) elle encourage l’interprète à s’en tenir à l’essentiel dans sa notation (Jones 1998: 49-50). Un corollaire du troisième avantage cité est que le triage conceptuel permettant la réduction d’un segment du discours source en une suite diagonale de mots ou de symboles présuppose un travail d’analyse et de synthèse de la part de l’interprète ; la restitution ordonnée du contenu sera d’autant plus aisée, en raison de ce « filtrage » initial (Darò 1999: 296).

Qu’on entende par « décalage » la disposition conseillée par Rozan ou par Jones, il s’agit d’une technique qui facilite en principe soit la prise de notes soit la relecture. Cela permet de réserver davantage d’attention à l’écoute et à la restitution du message.

Le verticalisme« consiste à prendre des notes en hauteur et non en largeur » (Rozan 1984: 19). Les éléments à l’intérieur d’un énoncé ou d’une unité de sens sont décalés ; par contre, la disposition des « blocs » ainsi constitués, l’un par rapport à l’autre, est verticale. L’avantage de ce système est qu’il donne du relief à l’articulation du contenu en différents énoncés et/ou idées (Darò, 1999: 296). Pour renforcer cette division, H. Van Hoof (1962) conseille de marquer la séparation entre les phrases au moyen d’un trait horizontal, de façon à bien comprendre les étapes du discours au moment de la restitution. Dans ce but, Van Hoof conseille également l’emploi d’un carnet étroit mais long, de façon à ce que l’étudiant en interprétation s’habitue à n’utiliser qu’une ligne par idée ou par fragment d’idée.

De même, plusieurs auteurs conseillent une marge à gauche, réservée à la notation des enchaînements (par ex., adverbes comme « pourtant », « par conséquent » ; propositions de subordination comme « nous estimons que » etc.) (Darò 1999). Aussi bien la marge que la disposition des notes « en colonne » sont conseillées dans le but de faciliter la relecture des notes en toute aisance.

Les principes en matière de disposition des notes sont mis en exergue dans de nombreux textes sur la consécutive, surtout dans ceux qui reflètent l’enseignement « classique » de l’École de Traduction et d’Interprétation (ETI) de Genève (voir, par exemple, Ilg 1982). Il s’agit de conseils qui s’accordent avec les modèles d’Efforts, en ce sens que: (i) l’emploi d’une disposition en quelque sorte standardisée permet un certain automatisme dans l’organisation des notes et demande une capacité de traitement limitée ; (ii) étant donné que la lecture des notes est considérablement facilitée, elle ne concurrence pas en principe les autres Efforts en phase de restitution.

Toutefois, il ne s’agit pas d’une pratique universelle. Certains auteurs s’en tiennent à des conseils plus généraux, invitant l’étudiant à « disposer ses notes sur sa feuille de papier de façon que cette disposition lui rappelle le déroulement du discours et que d’un coup d’oeil il puisse en saisir la signification » (Seleskovitch & Lederer, 1989: 50). Dans le cas des auteurs cités, cette diversité par rapport aux conseils de Rozan et d’Ilg reflète la place réduite qu’occupent traditionnellement les aspects formels de la notation à l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs (ESIT) de Paris. Une telle tendance à encourager une technique de notation personnalisée et a-systématique est soutenue par de nombreux didacticiens (voir Weber 1989: 166). En revanche, W. Becker décrit de façon précise et systématique la prise de notes, mais ne formule pas lui non plus de conseils particuliers en ce qui concerne la disposition des repères sur la page (Becker 1972).

L’avantage théorique d’un certain « laissez-faire », dans l’enseignement de la prise de notes, est que cela encourage les étudiants à considérer comme vraie priorité l’écoute du message. Toutefois, il y a également le risque que l’emploi de notes a-systématiques ait l’effet opposé, en empêchant l’interprète d’acquérir un certain automatisme dans la gestion des notes et de réserver davantage d’attention à l’écoute (ainsi que, par la suite, à la production du discours d’arrivée).

Le « laissez-faire » n’est pas la seule alternative par rapport à la disposition « classique » des notes sur la page. Une autre possibilité, basée sur les « cartes mentales » de T. Buzan (1995), consiste à donner un relief particulier aux liens logiques à l’intérieur du discours source (Ilg & Lambert, 1996: 86-87). Cela signifie que la disposition des notes ne suit pas nécessairement l’ordre chronologique dans lequel l'interprète reçoit les informations. L’emploi des « cartes mentales » trouve en réalité un précédent dans les notes traditionnelles, qui utilisent elles aussi, dans une certaine mesure, des flèches de « renvoi » ou de « rappel » – par exemple, pour éviter de noter plusieurs fois des noms.

Sans études comparatives qui évaluent les « cartes mentales » dans la pratique, il est difficile de juger si elles sont relativement faciles ou difficiles à relire, par rapport aux notes traditionelles. En fin de compte, il s'agit probablement d'habitudes et de préférences personnelles. En tout état de cause, la technique n’est peut-être pas appropriée à toutes les circonstances. Parfois, l’interprète est tenu de respecter la structure du discours source et n’a pas d’intérêt particulier à abandonner la prise de notes classique (par exemple, discours formels, rhétoriques, solennels).

Aux fins de notre recherche, il est probable que l’ordre et la clarté des notes avantagent l’interprète et facilitent la relecture. Notre expérience didactique suggère effectivement que les débutants hésitent beaucoup en fonction de problèmes de déchiffrage des notes, souvent désordonnées et peu sélectives.

En ce qui concerne l’emploi de la langue source (LS), de la langue d’arrivée (LA) ou des symboles, il existe différentes opinions.

L’attitude vis-à-vis du choix entre la notation en LS et en LA varie chez les différents auteurs. Certains conseillent plutôt l’une que l’autre, mais ils laissent généralement à l’individu le choix entre la LS, la LA et un mélange linguistique (alternance libre et a-systématique des deux, éventuellement avec des éléments d’autres langues).

J.-F. Rozan (1984: 15) conseille de noter « de préférence dans la langue dans laquelle l’interprétation se fera, mais ce n’est pas du tout indispensable ». D. Seleskovitch et M. Lederer (1989: 48) également, tout en recommandant un mélange a-systématique de mots et de symboles, soulignent l’intérêt de noter autant que possible en LA ; cela permet à l’interprète: (i) de restituer le sens du message, plutôt qu’une traduction littérale basée sur la transcription simple du discours source, et (ii) d’éviter des interférences linguistiques au moment de la restitution. Toutefois, il n’est pas exclu que des parties des notes puissent être en LS (Seleskovitch & Lederer 1989: 48). La préférence pour la notation en LA chez ces auteurs ne constitue donc guère une règle absolue.

D’autres formateurs affirment le contraire, à savoir qu’il vaut mieux noter principalement en LS. Les raisons de cette préférence sont: (i) qu’elle permet à l’interprète de se concentrer, en phase d’écoute, sur la compréhension et sur la mémorisation du discours source (Becker 1972: 63-64 ; Ilg 1988a: 11 et 1988b: 126 ; Alexieva 1994: 205) ; (ii) que le transcodage en LA au moment de la restitution permet à l’interprète de baser son choix d’expression sur une connaissance complète du contexte (Alexieva 1994: 205). En d'autres termes, B. Alexieva estime que la notation en LS évite à l’interprète la nécessité de baser ses choix lexicaux sur une connaissance partielle du discours et lui permet de tout restituer à partir d’un discours source déjà entièrement assimilé. Cela s’accorde avec l’observation que, par rapport à la simultanée, la consécutive ne contraint pas l’interprète à tout reformuler « en temps réel » et lui offre donc « un champ de vision correspondant à un enchaînement de plusieurs idées » (Gile 1995a: 90). La notation en LA annule en principe l’avantage pratique qui découle de ce champ de vision plutôt large. Autrement dit, si l’interprète ne cherche les mots et les expressions en LA qu’après avoir écouté tout le discours source, il est en principe avantagé, en ce sens qu’il a une idée complète du sens à restituer. En revanche, des choix lexicaux effectués pendant la phase d’écoute sont basés sur une connaissance partielle du discours.

En tout état de cause, ni Becker (1972: 63-64) ni Ilg n’exclut la possibilité d’utiliser dans les notes des « trouvailles en langue-cible, captées au vol » (Ilg 1988a: 11). D’ailleurs, Ilg envisage la possibilité d’un mélange de la LA et de la LS chez le sujet bilingue (Ilg 1988a: 11).

Tout compte fait, la LA et la LS comportent toutes les deux des avantages potentiels aux fins de la prise de notes. On peut supposer que la notation en LA facilite la restitution du discours à partir des notes (Seleskovitch & Lederer 1989). Autrement dit, dans le cadre du modèle d’Efforts de la consécutive, il est probable que des notes en LA augmentent la coopération entre les Efforts de lecture et de production. En revanche, W. Becker, G. Ilg et B. Alexieva (voir paragraphe précédent) considèrent que la prise de notes en LS permet à l’interprète de réserver davantage d’attention à la compréhension du discours source. D’ailleurs, la phase d’écoute se déroule dans les délais qu’impose le rythme de l’orateur ; si l’interprète pense en même temps à la formulation des notes en LA, cela comporte le risque qu’il ne fasse pas assez d’attention à l’écoute. Autrement dit, dans le cadre du modèle d’Efforts, la prise de notes en LA nécessite une capacité de traitement supplémentaire, éventuellement aux dépens de l’Effort d’écoute.

En tout état de cause, l’auditeur ne juge la qualité de la compréhension que dans la mesure où elle se manifeste éventuellement dans le discours d’arrivée (voir section 1 du présent chapitre). Nous sommes donc amenés à penser que le choix entre les notes en LA et en LS n’implique pas de différence nette et systématique en matière d’assurance et de précision du discours d’arrivée.

En vue d'une prise de notes rapide, l'interprète peut utiliser également des éléments d'autres langues, des abréviations ou des symboles. L’intérêt de ces éléments est justement qu’elles permettent une prise de notes plutôt aisée. Cela signifie non seulement que l’interprète peut mieux écouter le discours source, mais également qu’il se crée un décalage temporel moindre entre l’écoute et la prise de notes. Par conséquent, il y a moins de possibilité que la mémoire à court terme se surcharge et crée une panne du système.

En ce qui concerne les mots d'autres langues, un répertoire de « mots-charnières », brefs et linguistiquement hétérogènes, permet une notation rapide et claire des enchaînements ; par exemple, on peut utiliser des conjonctions ou des adverbes anglais (« if »), espagnols (« asi ») et latins (« sed ») (Rozan 1984: 17). De même, indépendamment de la combinaison linguistique en cause, le mot anglais « yet » représente « une notation brève et accrocheuse » de nombreuses formes concessives (Ilg 1988a: 10). L'avantage de ces formes est leur brièveté. Cela permet une gestion rapide des notes, au bénéfice non seulement de l'écriture mais de la relecture également.

Les symboles et les abréviations peuvent représenter eux aussi un gain de temps considérable, par rapport aux mots entiers, à condition que l'interprète les relise sans difficulté. Il faut donc qu'ils ne créent pas d'équivoques. Par exemple, si l’abréviation d’un mot long peut donner lieu à plusieurs relectures en phase de restitution (ex., stat = « statut » ou « statistiques » ?), l’interprète a intérêt à noter également, à l’instar d’un signe diacritique, la finale du mot (st ut = « statut ») (Rozan 1984: 15). Cela évite d'éventuelles hésitations dues à la nécessité de tout désambiguïser au moment de la relecture.

En ce qui concerne les symboles, un avantage est qu’ils mettent en relief les idées, plutôt que les mots employés par l'orateur. Sur le plan pratique, les conseils des différents auteurs varient beaucoup. Certains estiment que chaque interprète devrait développer son propre répertoire (Seleskovitch & Lederer 1989: 48-49), certains conseillent un nombre limité de symboles (Becker 1972, Rozan 1984), tandis que d’autres proposent une gamme plus importante (Russo 1999). Quand il s'agit d'une liste réduite (par ex., Rozan 1984), le sens et la « genèse » de chaque symbole sont en principe clairs ; par exemple, la représentation du verbe « dire » au moyen de deux points est basée tout simplement sur la convention typographique. Cela permet un apprentissage plutôt rapide des symboles. En revanche, un répertoire étendu de symboles nécessite un certain temps d’apprentissage, car ils ne deviennent utiles que dans la mesure où leur évocation en mémoire à long terme s’automatise. D’ailleurs, si l’interprète ne s’en sert pas souvent, il risque de perdre cet automatisme. Les pièges d’un système de notes basé sur de nombreux symboles sont soulignés par D. Seleskovitch (1999: 64 ; traduit par nous): « des notes conçues avec soin, et compliquées, constituent une langue tierce artificielle entre les langues de l’orateur et de l’interprète ». 54 Seleskovitch pense que des systèmes élaborés de notation créent donc des difficultés en phase d’apprentissage de l’interprétation consécutive.

Une autre caractéristique de certains systèmes qui recourent à de nombreux symboles et abréviations est la notation diacritique ; cela comporte l’emploi des traits ou des symboles non seulement à l’instar d’items lexicaux, mais également en tant que morphèmes exprimant une fonction grammaticale (Allioni 1989 ; Garzone, Santulli & Damiani 1990). Par exemple, un trait horizontal avant le symbole ou l’abréviation d’un verbe signifie qu’il s’agit du passé ; le même trait après le verbe exprime le futur ; l’absence de signes diacritiques indique le présent. La rapidité et la simplicité d’un tel système facilitent aussi bien l’écriture que la relecture des notes. Cela ne peut qu’être avantageux aux fins de la qualité et de l’assurance de l’interprétation.

Tout compte fait, les différentes approches de la notation comportent une variété d’avantages aux fins de la restitution précise et assurée du discours. Sur cette toile de fond, si l’interprète utilise un système plutôt qu’un autre, il s’agit sans doute d’une habitude personnelle, acquise éventuellement en cours de formation. En tout état de cause, il est souhaitable que le système de notation soit bien acquis, de façon à ce qu’il nécessite une capacité de traitement minimum soit en phase de prise de notes soit en phase de lecture.

La prise de notes ne constitue qu’une phase de la consécutive et elle devrait être considérée comme outil, plutôt qu’un produit proprement dit. L’interprète ne peut pas se permettre de prendre des notes sans esprit analytique, ni l’assimilation du discours source ne peut être séparée d’une écoute attentive. Pendant la restitution du message, sans égard au degré d’élaboration de ses notes, elles ne sont utiles que dans la mesure où elles permettent à l’interprète de bien réélaborer le discours source.

Pourtant, la prise de notes fait l’objet de nombreux commentaires dans la didactique de l’interprétation consécutive. Bien que C. Thiéry (1981: 111) décrive la prise de notes comme « temps accessoire » de la consécutive, il observe que « souvent on a tendance à assimiler l’enseignement de l’interprétation consécutive à celui de la seule prise de notes ». Thiéry considère pourtant que, là où l’enseignant peut commenter les erreurs de l’étudiant en matière de compréhension et d’expression, « on ne peut jamais corriger ses notes ».

Notes
54.

“Carefully devised, complicated notes become a third, artificial language between the speaker’s and the interpreter’s language […] “ (Seleskovitch 1999: 64).