5. Les classes principales de dÉclencheur

L’analyse permet de regrouper les déclencheurs identifiés par les sujets en plusieurs classes, notamment:

La première classe d’hésitations est provoquée par des problèmes de formulation en langue d’arrivée, qui peuvent être de nature lexicale, syntaxique ou phonétique/prosodique (doutes en matière de prononciation ou d’intonation). Dans notre échantillon, nous avons séparé, d’une part, les problèmes concernant le choix d’un mot ou la (re)formulation d’une expression ; et, d’autre part, les problèmes grammaticaux.

Les modèles d’Efforts expliquent certains problèmes de formulation par un déficit de l’Effort de production. En principe, il s’agit des pauses que les psycholinguistes attribuent à différents stades de l’élaboration langagière, comme la planification syntaxique et la sélection lexicale (par ex., Deese 1980 ; voir ch. 2, section 5). La source de l’hésitation peut être un doute, concernant une forme que l’interprète a utilisée ou est sur le point d’utiliser, ou bien une recherche à partir d’une table rase mentale. Par exemple, au niveau lexical, il s’agit tantôt de la recherche d’un mot, tantôt du tri entre plusieurs mots, tantôt de la recherche d’un synonyme pour éviter une répétition. Les hésitations peuvent concerner l’énoncé entier (choix d’une expression active/passive etc.) ou une de ses parties (choix de conjonction, préposition etc.).

Tous ces problèmes (syntaxiques, lexicaux, de prononciation/rythme) peuvent se manifester aussi bien en langue A qu’en langue B, à cela près qu’il y va peut-être davantage de perfectionnement pour la formulation en langue A et pour la compétence linguistique en langue B. S’il en est ainsi, les hésitations qui accompagnent des choix de préposition ou des doutes en matière de prononciation sont plus probables en langue B. Toutefois, il faut tenir compte de nombreuses variables (degré de complexité du discours, caractère spécialisé du lexique, phraséologie plus ou moins standardisée etc.).

D’ailleurs, les problèmes d’expression peuvent être causés, ou accentués, par des interférences potentielles entre les deux langues concernées. Par exemple, un mot ou une expression que l’interprète est en train d’élaborer en langue d’arrivée peut lui sembler trop calqué sur l’original, d’où une certaine hésitation pendant qu’il cherche une alternative.

Ce genre d’interférence peut être fréquent quand les langues source et d’arrivée sont étroitement apparentées (deux langues romanes, deux langues germaniques etc.). D. Seleskovitch et M. Lederer (1989: 137), tout en considérant que « l’interprétation ne diffère guère d’une paire de langues à l’autre », estiment que le risque de calques est particulièrement élevé dans l’interprétation entre des langues proches. De même, M.A. Fusco (1993, 1995) identifie des problèmes dans l’interprétation entre l’espagnol et l’italien. Les difficultés mises en exergue par Fusco relèvent, entre autres, des « faux amis » créés par les nombreuses interférences lexicales entre les deux langues. Par exemple, bien que le mot espagnol « coincidencia » ressemble au terme italien « coincidenza », ils n’ont pas le même sens ; le premier signifie « consensus », alors que le sens du deuxième est « coïncidence » (Fusco 1993: 96).

Les « faux amis », et les doutes sur la possibilité de restituer littéralement en langue d’arrivée une expression utilisée en langue source, ne se limitent pas à l’interprétation entre deux langues proches. Dans d’autres combinaisons linguistiques également, ils peuvent déclencher des hésitations. Par exemple, l’interprète peut se demander si la traduction la plus appropriée du mot anglais « company » est « compagnie » en français, ou bien « compagnia » en italien. En ce qui concerne l’interprétation de l’anglais vers l’italien, un problème fréquent est l’acceptabilité des mots anglais en langue d’arrivée ; là aussi, tout en sachant que des mots anglais comme « meeting » ou « manager » sont souvent utilisés en italien, l’interprète peut chercher des équivalents au nom de la rigueur linguistique.

Les hésitations qui ne relèvent pas de l'Effort de production peuvent être provoquées par des problèmes de reconstruction mentale des concepts à partir des notes et de la mémoire à long terme (MLT). Parfois il s’agit de simples problèmes de lecture des notes. Dans le modèle d’Efforts, cela signifie que le déficit de l’Effort de production est provoqué par un problème de gestion des Efforts, en ce sens que l’interprète affecte trop de capacité à l’Effort de lecture. Étant donné que la capacité de traitement est limitée, il n’en reste pas assez pour l’Effort de production. Une telle erreur de gestion peut avoir différentes causes – par exemple, des problèmes de lecture provoqués par des notes gribouillées et illisibles, ou par des abréviations ou symboles dont le sens n’est pas clair. Ces problèmes, qui découlent en partie des contraintes temporelles pendant la prise de notes, sont probables surtout chez des débutants qui cherchent à tout noter, ou chez des interprètes professionnels peu habitués à la consécutive. En fait, de nombreux interprètes se servent rarement du mode consécutif (par ex., Ilg 1988a: 9 ; voir ch. 3, section 2).

A part les problèmes de lecture, les notes s’associent également à d’autres difficultés. Par exemple, il est possible que l’interprète, tout en arrivant à relire ses notes, ne les comprenne pas. Parfois, il s’agit simplement d’une lacune de mémoire. Cela signifie que, dans le modèle d’Efforts, l’Effort de mémoire à long terme est en contraste avec l’Effort de production et provoque un déficit de celui-ci. Parfois, le problème a son origine dès la phase d’écoute, c’est à dire que le message n’a pas été assimilé suffisamment bien pour que l’interprète puisse se le rappeler par la suite. De tels déficits de l’Effort d’écoute peuvent avoir plusieurs causes. Par exemple, si le discours source est peu compréhensible, trop rapide ou trop dense pour que l’interprète l’assimile, il s’agit d’une cause externe. Dans de tels cas, l’interruption de la prise de notes dégage les ressources cognitives nécessaires à l’assimilation des informations, mais comporte le risque que l’interprète ne les retienne pas dans la MLT (Gile 1995a: 141). A part les difficultés intrinsèques du discours source, il est possible que l’interprète fasse trop d’attention à la prise de notes, aux dépens de l’Effort d’écoute/analyse. Dans de tels cas, il s’agit essentiellement d’une faute de gestion. De toute façon, d’éventuelles lacunes de compréhension dans la première phase de la consécutive ne se manifestent qu’au moment de la restitution du message (c’est à dire, probablement au bout de quelques minutes).

D’autres hésitations liées à la restitution du message à partir des notes sont déclenchées par des doutes logiques et/ou décisions stratégiques de l’interprète. Indépendamment de la maîtrise des Efforts de lecture des notes et de MLT, l’interprète peut se demander, en phase de restitution, s’il préfère perpétuer une erreur de l’orateur (par exemple, une date), la corriger ou omettre la référence douteuse. L'exactitude des notes également peut être mise en doute au moment de la restitution du message, en ce sens que l’interprète peut se rendre compte que les notes ne s’accordent pas avec ce que l’orateur a dit. De plus, l’interprète se demande parfois s’il lui convient de restituer tels quels les propos de l’orateur ou de les modifier (suppression de répétitions, synthèse, omission de mots offensifs, etc.).

En matière de tension psychologique (voir ch. 3, section 2), la consécutive peut être perçue par les non-interprètes comme moins stressante que la simultanée, qui ne permet qu’un décalage très limité entre un segment du discours source et sa restitution en langue d’arrivée. Toutefois, de nombreux interprètes, plus habitués à la ségrégation du public que comporte la simultanée, éprouvent du « trac » quand il leur faut prendre la parole face à un auditoire (voir ch. 3, section 2). Il est donc probable que les troubles du débit en consécutive découlent en partie de la difficulté de gérer la tension psychologique, surtout chez des débutants.