1. La pertinence de l’acquisition du langage et de la didactique des langues

En dehors de l’interprétation, l’évolution de l’aisance peut être examinée par rapport à l’acquisition de la langue maternelle ou à l’appropriation d’autres langues. 59 Les deux perspectives ne sont pas tout à fait séparées (Crystal 1987a: 373), à cela près qu’elles concernent en principe des groupes d’âge différents. Dans les deux cas, l’acquis théorique est fondé en partie sur des concepts psychopédagogiques d’un intérêt assez général (Schmidt 1992: 360) – par exemple, l’automatisation des compétences (voir section 3 du présent chapitre). De tels concepts sont applicables en principe à l’étude des composantes de l’aisance, aussi bien linguistiques qu’extralinguistiques, chez l’interprète.

Le développement des compétences de l’interprète n’est certes tout à fait assimilable ni à l’acquisition de la langue maternelle ni à l’appropriation d’une langue étrangère. Premièrement, il s’agit en partie de compétences non linguistiques. Deuxièmement, les compétences linguistiques de l’interprète comportent la maîtrise d’au moins deux langues ; les études sur l’acquisition du langage et sur la didactique des langues n’ont généralement pour objet qu’une seule langue (maternelle dans un cas, étrangère dans l’autre).

Dans l’acquisition du langage, les études sur les bilingues constituent une exception à cette tendance générale. Toutefois, les recherches en acquisition du langage se limitent pratiquement au premier âge. De nombreux chercheurs soutiennent même, d’après les enseignements du psychologue Jean Piaget, qu’il n’est possible d’étudier l’acquisition du langage que dans le contexte du développement cognitif de l’enfant (Crystal 1987b: 32). Malgré l’évolution récente de cette doctrine vers des positions plus nuancées (Ferry 1995), il n’y a donc pas de lien évident entre l’acquisition du langage et la formation de l’interprète, en ce sens que les étudiants en interprétation sont généralement de jeunes adultes.

Sur le plan théorique, un certain rapprochement entre le perfectionnement de l’aisance en interprétation et l’acquisition du langage est envisageable, pour deux raisons.

Premièrement, comme le dit la psychologue A. Karmiloff-Smith (1978), certains aspects de l’interprétation simultanée peuvent être considérés comme pertinents à l’étude de l’acquisition du langage chez les enfants. Karmiloff-Smith (1978: 375-378) met en exergue, aussi bien pendant l’acquisition du langage que dans l’apprentissage de l’interprétation, le développement des compétences et connaissances suivantes: (i) la capacité d’élaboration simultanée de modalités de représentation différentes (par ex., visuelle et auditive) ; (ii) l’anticipation ; (iii) les connaissances générales (« world knowledge ») ; (iv) l’adaptation du langage en fonction de l’interlocuteur (choix lexicaux, « code switching » etc.) ; (v) la maîtrise de la gamme d’emplois des unités grammaticales et lexicales ; (vi) la gestion de l’interaction (par ex., alternance des rôles et des tours). Malgré l’intérêt théorique de ces observations, elles ne semblent pas avoir débouché sur des études empiriques.

En dehors de l’argumentation de Karmiloff-Smith, la comparaison entre le perfectionnement du débit chez l’interprète et l’acquisition de la langue maternelle donné lieu à un deuxième commentaire. Auprès des organismes internationaux comme le Parlement Européen, l’interprète tend à n’utiliser comme langue d’expression que sa langue maternelle (http://www.europarl.eu.int/interp/public) ; il ne lui faut donc perfectionner l’expression que dans celle-ci. Cela n’empêche pas que, là où la langue maternelle s’acquiert pendant l’enfance, la formation de l’interprète se dispense généralement sous forme de cursus universitaire.

A la différence des recherches sur l’acquisition du langage, les études en didactique des langues ont souvent pour objet des apprenants adultes. De telles études ne sont pas pour autant représentatives de la situation des étudiants en interprétation, pour deux raisons. Premièrement, ceux-ci ont généralement un niveau de compétence linguistique élevé, par rapport à de nombreux autres apprenants. Deuxièmement, comme il a été précisé au paragraphe précédent, la langue d’expression de l’interprète n’est pas nécessairement une langue étrangère. La langue maternelle et la langue étrangère se différencient à plusieurs égards (composantes culturelles/affectives, mécanismes d’assimilation, situations d’emploi etc.) ; les généralisations valables pour l’une ne sont donc pas nécessairement pertinentes pour l’autre.

Malgré ces considérations, l’acquisition d’une langue maternelle et l’appropriation d’une langue étrangère sont théoriquement pertinentes pour notre étude, à cela près qu’il faut souligner une certaine imprécision des adjectifs « maternel » et « étranger ». Cette observation fait l’objet de la section suivante.

Notes
59.

D. Crystal (1987a: 368) explique que, selon de nombreux auteurs, l’acquisition est un processus « naturel », tandis que l’apprentissage est le résultat d’une activité pédagogique structurée. Le terme « appropriation » est neutre au regard de cette distinction (Moussouri 1998).