- Langue maternelle et langue ÉtrangÈre

La définition des langues de travail comme « maternelles » (langues A) et « étrangères » (langues B et C), évoquée au chapitre précédent (voir ch. 4, section 2, note 1), est une généralisation qui ne tient pas compte de plusieurs variables.

Premièrement, en ce qui concerne la langue maternelle, il est important de souligner les précisions suivantes:

  1. la définition de la langue A en tant que langue maternelle fournit peu de renseignements sur la maîtrise linguistique de l’interprète. En effet, la compétence langagière du locuteur natif varie sensiblement en fonction de son niveau culturel et de sa catégorie socio-professionnelle (Gile 1995a: 186-187). Même la précision que le niveau de connaissance de la langue A correspond à celui d’un locuteur natif cultivé présuppose une interprétation consensuelle de l’adjectif « cultivé » ;
  2. les linguistes ont remis en question, au cours des dernières années, le concept de la « langue maternelle ». A cet égard, L. Dabène (1994: 7-18) résume les réserves de plusieurs auteurs qui considèrent le concept comme une généralisation artificielle et insuffisamment nuancée. Un premier distinguo est que le « substrat langagier », acquis dès le premier âge, est souvent peu assimilable à la langue « officielle » de l’école. Cette constatation peut être nuancée ultérieurement dans des situations de diglossie, qui comportent parfois l’alternance entre deux langues (ou deux variétés d’une même langue), réservées à des usages différents dans la vie sociale (Dabène 1994: 45). Une deuxième remarque concerne le risque d’approximations à l’égard des langues minoritaires. Il est effectivement peu exact d’affirmer que les enfants issus de l’immigration parlent la langue de de leurs parents (Dabène 1994: 11). J. Billiez (1998) évoque des enquêtes qui identifient des situations linguistiques variées chez des jeunes de France d’origine algérienne ; il arrive souvent, surtout en dehors du milieu familial, que les sujets pratiquent une espèce de « métissage linguistique ». Selon J. Billiez (1998: 226), celui-ci permet aux sujets de manifester à la fois « le signe d’un désir d’intégration et celui de leur loyauté à l’égard des origines de leurs parents ». La situation linguistique des enfants issus de l’immigration peut donc être complexe, ce qui fait parfois que la perception institutionnelle de leur langue « maternelle » diffère du parler qu’ils utilisent couramment.

La description des langues étrangères également devrait tenir compte d’un certain nombre de variables, par exemple:

  1. la statut de la langue étrangère dans les programmes scolaires (et dans les cursus universitaires) diffère, suivant qu’elle représente l’objet ou l’outil de l’enseignement (Simon 1995). D’une part, elle peut être enseignée en tant que matière, comme dans la situation scolaire traditionnelle (par ex., enseignement de l’anglais, dans un milieu francophone, par le moyen du français) ; d’autre part, la langue étrangère peut être utilisée en tant que langue véhiculaire pour d’autres contenus (non linguistiques) (par ex., expériences de bilinguisme mises en place au Canada) (Simon 1995) ;
  2. sur cette toile de fond, il est risqué de formuler des observations générales sans tenir compte de nombreuses variables (situation d’apprentissage, renforcement extra-institutionnel et mise en pratique, interférences linguistiques etc.). Un facteur important est le degré d’exposition de l’apprenant à la langue étrangère. Une première considération à cet égard est qu’une « exposition informelle au langage joue un rôle décisif lorsque l’apprentissage ou une partie de celui-ci se déroule dans le pays où cette langue est parlée » (Dabène 1994: 37). L’intensité de l’exposition extra-institutionnelle varie donc considérablement, suivant que le milieu d’apprentissage est « endolingue » ou « exolingue ».L. Dabène (1994: 37), qui réserve la dichotomie “endolingue”/”exolingue” à la description des échanges linguistiques, caractérise le milieu d’apprentissage comme « homoglotte » ou « alloglotte ». Une deuxième précision est que cette distinction peut être nuancée ultérieurement, en fonction des difficultés pratiques que comporte l’exposition à différentes langues étrangères. Par exemple, bien que les étudiants français se trouvent généralement dans un environnement exolingue aux fins de l’apprentissage de l’anglais et du russe, les contacts avec des milieux anglophones et russophones ne comportent guère les mêmes difficultés pratiques ; il est probable que le degré d’exposition extra-institutionnelle sera effectivement différent pour les deux langues (par exemple, à travers les média ou les séjours à l’étranger) ;
  3. les langues étrangères se caractérisent entre autres en fonction de leur degré de « xénité » vis-à-vis de l’apprenant (Dabène 1994: 34-36). Cela signifie que celui-ci perçoit les langues comme plus ou moins « étrangères », en fonction de considérations à la fois géographiques, culturelles et linguistiques. Il se crée donc un continuum entre des degrés de xénité très limités et très marqués. Par exemple, l’italien et le français se différencient peu selon les trois paramètres évoqués ; l’allemand et le français, malgré leur proximité géographique, appartiennent à des familles linguistiques différentes ; le japonais et le français s’éloignent beaucoup l’un de l’autre, sur le plan géographique, culturel et linguistique.

Sur cette toile de fond, plusieurs études comparent les « variables temporelles » du discours en langue maternelle et étrangère. Une première observation générale, chez A. Deschamps (1980: 262) et M. Raupach (1980: 270), est que les sujets tendent à reproduire le même « profil » des phénomènes d’hésitation en langue étrangère qu’en langue maternelle.

R. Towell, R. Hawkins & N. Bazergui (1996 ; voir ch. 1, section 4.3) observent une maîtrise différente des variables temporelles de la production orale en langue maternelle et étrangère. Chez des sujets ayant une compétence élevée en langue étrangère, l’écart n’est pas nécessairement net pour tous les paramètres considérés ; en particulier, le rapport « phonation/ temps » 61 et la durée moyenne des pauses se rapprochent dans les deux langues. En revanche, la vitesse d’articulation en langue étrangère plafonne à un niveau nettement inférieur à celui des locuteurs natifs.

Une des variables temporelles examinées par R. Towell, R. Hawkins & N. Bazergui (1996 ; voir ch. 1, section 4.3; section 2.1 du présent chapitre) est la longueur moyenne des pauses vides (à laquelle correspond la nomenclature anglaise « average length of pause », abrégée en « ALP »). Celle-ci est plus élevée en français qu’en anglais. Si le discours est « ponctué » par des pauses longues, les auteurs concluent que celles-ci correspondent à des phases de planification du discours. En revanche, des pauses courtes suggèrent que la fluidité du discours relève du caractère automatisé des connaissances procédurales, qui ne nécessitent pas de planification préalable. Ce point de vue, proche de la perspective des études psycholinguistiques des années 60 (voir 2.4), ne s’accorde pas avec les commentaires de P. Pimsleur (1977: 15) sur les pauses longues. Pimsleur associe les pauses longues surtout à des discours prononcés par des hommes politiques à des occasions formelles, voire solennelles: « Le Général De Gaulle a prononcé son dernier discours à la nation française à la vitesse surprenante de 70 mots par minute seulement ».

Dans un discours dont la fonction est essentiellement informationnelle (comme les interventions utilisées aux fins des exercices de consécutive dans notre recherche), il paraît moins approprié de ralentir le débit en utilisant de nombreuses pauses longues. En fait, dans notre expérience, les praticiens et les enseignants estiment généralement qu’il vaut mieux ne pas réaliser une interprétation consécutive plus longue que le discours source. Ce principe est formulé de façon précise par J. Herbert (1980: 67), qui considère que « la durée de l’interprétation consécutive intégrale ne devrait pas dépasser les 3/4 du discours original ». Dans cette optique, les pauses longues ne peuvent guère être considérées comme appropriées que dans la mesure où elles sont présentes dans le discours source.

L. Onnis (1999)étudie la production orale chez des bilingues « tardifs » dont la compétence en langue étrangère est à certains égards pratiquement assimilable à celle d’un locuteur natif. L’analyse d’Onnis est basée sur la production orale en italien, chez huit sujets anglophones qui vivent et enseignent en Italie depuis de nombreuses années (et qui ont une excellente connaissance de l’italien). La production des sujets a été enregistrée aussi bien en anglais qu’en italien, pour permettre une comparaison de la gestion des variables temporelles dans les deux langues. Tous les sujets ont regardé deux séquences cinématographiques, d’à peu près six minutes chacune, dans lesquelles les personnages ne parlent pas. Les séquences étaient des extraits de deux films italiens. Immédiatement après chaque scène, le sujet a été tenu de la commenter, sans préparation préalable. Chaque scène a été commentée par la moitié des sujets en anglais, par l’autre moitié en italien. L’évaluation de plusieurs « variables temporelles » (vitesse du débit, vitesse d’articulation, longueur des segments ininterrompus) a indiqué un degré d’aisance sensiblement inférieur en italien, par rapport à l’anglais. Cela va dans le sens des résultats de Towell, Hawkins & Bazergui (1996), évoqués plus haut.En revanche, Onnis constate que, dans son échantillon, l’ALP ne varie pas de manière significative entre l’italien et l’anglais.

Notes
61.

Le rapport « P/T » signifie la proportion de la durée totale du discours qui est représentée par la production linguistique, c’est à dire la durée totale moins le temps occupé par des hésitations.