- L’interprÉtation vers des langues maternelles et ÉtrangÈres

Dans le domaine de l’interprétation, les modèles d’Efforts (voir ch. 3, section 2) mettent en exergue la coordination de la production orale avec d’autres Efforts cognitifs – en simultanée, l’écoute/analyse et la mémoire à court terme ; en consécutive, la lecture des notes et la mémoire à long terme. On peut supposer que l’Effort de production nécessite en principe une capacité de traitement supérieure en langue étrangère (langue B) qu’en langue maternelle (langue A). Cela ne signifie pas nécessairement que l’interprétation en langue B est plus difficile que l’interprétation en langue A. On s’attend certes à ce que la première comporte plus de difficultés d’expression ; en revanche, l’interprétation de la langue A en langue B avantage l’interprète au niveau de la compréhension.

La charge cognitive que comporte l’interprétation en langue A et en langue B peut être comparée, de façon indirecte, en évaluant l’interférence entre l’interprétation simultanée et l’activité manuelle (le « finger-tapping »). Dans un groupe de 14 étudiantes en interprétation, L. Gran et F. Fabbro (1988) observent davantage d’interférence pendant la simultanée en langue B qu’en langue A, ce qui les amène à considérer que l’interprétation en langue étrangère est plus fatigante que l’interprétation en langue maternelle. Gran & Fabbro considèrent que le surcroît de fatigue que comporte l’interprétation en langue B pourrait se traduire par des erreurs plus fréquentes. Ils conseillent donc une attention particulière au contrôle de la production en langue B, afin d’éviter des dégradations de l’expression.

Les auteurs précisent que cette constatation ne s’accorde pas nécessairement avec les impressions subjectives des interprètes. Par exemple, les sujets italophones considèrent souvent qu’il est plus facile de traduire de l’italien en anglais que dans le sens contraire, pour les raisons suivantes: (i) ils comprennent mieux le discours de départ ; (ii) ils considérent que, par rapport à l’italien, l’anglais est plus concis et moins laborieux à élaborer dans les délais courts qu’impose la simultanée (Gran & Fabbro 1988: 40). C. Thiéry (dans Gran & Dodds 1989) considère qu’il existe la même différence entre l’interprétation en B et l’interprétation en A qu’entre un exécution musicale sur un clavier réduit et un clavier normal ; autrement dit, l’interprète a l’impression de s’exprimer sans problèmes en B, mais sa gamme d’expression est moins étendue qu’en langue A.

La discussion concernant l’emploi « actif » des langues étrangères en interprétation est évoquée parfois comme « querelle du A et du B » (Seleskovitch et Lederer 1989: 134). Certains, comme D. Seleskovitch & M. Lederer (1989) sont opposés à l’interprétation vers la langue étrangère, surtout en mode simultané ; d’autres sont favorables (Gran & Dodds, eds., 1989: 199-200).

Étant donné la perspective de l’élargissement de l’Union Européenne, il est probable que le nombre des langues de travail double au cours des prochaines années. Là où il y en a actuellement onze (allemand, anglais, danois, espagnol, finnois, français, grec, italien, néerlandais, portuguais, suédois), l’élargissement prévu nécessitera l’emploi d’une vingtaine de langues officielles. Pour certaines d’entre elles, il se posera probablement le même problème que pour le finnois, en ce sens qu’il manquera des interprètes capables d’assurer la gamme entière des combinaisons linguistiques (par ex., du hongrois vers toutes les langues de travail actuellement utilisées). Cela comportera la nécessité de recourir, dans certains cas, au « retour » vers la langue B.

M. Politi (1999) estime que, dans l’interprétation simultanée d’une langue A vers une langue B, l’interprète est avantagé sur le plan de la compréhension, en ce sens qu’il écoute un discours exprimé dans sa langue maternelle. Cela lui permet de mieux capter d’éventuelles nuances culturelles, par rapport à l’écoute d’un discours en langue B (Politi 1999: 190).

D. Snelling (1999) met en exergue l’utilité didactique de l’interprétation vers la langue B. Snelling souligne que l’interprétation vers la langue A peut comporter, dès la phase d’écoute, des problèmes de compréhension ; en revanche, il est improbable qu’il y en ait quand l’interprète travaille à partir d’une langue A. Dans ce cas-ci, les difficultés surviennent par la suite, c’est à dire en phase de production. Selon Snelling, cela stimule l’interprète (ou l’étudiant en interprétation) à développer sa capacité de production, et à varier ses choix d’expression en fonction des circonstances.

En tout état de cause, le débat sur l’interprétation vers la langue B reste d’actualité. K. Déjean le Féal (1998: 45-46) souligne pourtant l’absence d’études empiriques qui comparent la qualité des interprétations en langue maternelle et en langue étrangère. La comparaison des pauses, dans deux langues d’expression, permet de suppléer en partie à ce manque de recherches systématiques. Là où la discussion sur l’interprétation en langue B se base parfois sur des partis-pris, l’étude des pauses et d’autres variables temporelles représente justement un critère d’évaluation objectif. L’évaluation de l’aisance à travers ces variables peut s’intégrer dans une appréciation globale de l’expression pour différentes langues d’arrivée.