2. Perspectives thÉoriques: les composantes de l’aisance

Les sections suivantes identifient les compétences qui permettent de maîtriser le débit en interprétation consécutive, à savoir: les compétences linguistiques (section 2.1) ; les compétences extralinguistiques (section 2.2), y compris la prise de notes ; et les stratégies (section 2.3).

2.1 Les composantes linguistiques de l’aisance en langue d’arrivÉe

L’évolution de l’expression orale relève de plusieurs compétences, susceptibles en principe de perfectionnement au fil de l’apprentissage. Ces compétences comprennent la gestion des « variables temporelles » (faux départs, pauses d’hésitation etc.) (Raupach 1980), ainsi que la maîtrise du répertoire lexical et syntaxique. Les stratégies, qui se situent à cheval sur les compétences linguistiques et extralinguistiques, font l’objet d’une section séparée (section 2.3).

La première de ces compétences linguistiques, la gestion des variables temporelles, a fait l’objet de l’étude de R. Towell, R. Hawkins & N. Bazergui (1996), évoquée au premier chapitre (section 4.3) et dans la section 1 du prèsent chapitre. Que cette compétence soit une condition ou une conséquence de l’aisance, elles vont de pair ; les variables temporelles peuvent donc être considérées comme des indices de l’aisance

Une des variables temporelles examinées par Towell, Hawkins & Bazergui est la longueur moyenne des pauses vides (à laquelle correspond la nomenclature anglaise « average length of pause », abrégée en « ALP »). Selon les auteurs, les pauses longues correspondent à des phases de planification du discours, tandis que des pauses courtes reflètent un certain degré d’automatisme dans la production, qui ne nécessite pas de planification préalable. Ce point de vue est proche de la perspective des études psycholinguistiques des années 60 (voir ch. 2, section 5).

L’évolution de la production orale en français, dans un échantillon d’apprenants anglophones de niveau avancé, est caractérisée entre autres par la diminution de l’ALP (Towell, Hawkins & Bazergui 1996). Toutefois, les valeurs du paramètre restent plus élevées en français qu’en anglais. En revanche, L. Onnis (1999) constate que l’ALP en anglais et italien, dans son échantillon de bilingues tardifs, ne varie pas de manière significative d’une langue à l’autre.

La deuxième compétence qui peut contribuer à l’aisance du débit est la maîtrise de l’expression en langue d’arrivée. A cet égard, D. Gerver, P. Longley, J. Long & S. Lambert (1989) décrivent un « synonyms test », utilisé dans l’examen d’admission au cursus d’interprétation à Londres. 62 A partir de quatre mots, il faut que les candidats identifient autant de synonymes que possible, en six minutes. Les auteurs, qui comparent les résultats des examens d’admission et de fin de cursus, observent que les candidats reçus en fin de cursus ont obtenu dans le « synonyms test » des résultats significativement meilleurs que les autres. Comme le dit I. Kurz (1996: 136), cela souligne l’intérêt de recherches ultérieures sur l’aisance d’association lexicale, comme indice d’aptitude à l’interprétation. Kurz (1996: 128-136) utilise un test du même type pour l’évaluer, chez des étudiants en traduction/interprétation (T/I) à différents stades du cursus (1ère, 2e, 3e année) et des sujets de contrôle (en l’espèce, des étudiants en psychologie). Les sujets, qui ont effectué le test aussi bien en langue maternelle (allemand) qu’en langue étrangère (anglais), ont été tenus de se rappeler, en 2 minutes, autant de mots que possible dans un champ lexical donné (à savoir, tous les mots associés au verbe allemand « sprechen » et au verbe anglais « to speak »). L’évaluation a consisté à compter les mots identifiés par chaque sujet. Dans les deux langues, les étudiants en 3e année du cursus de T/I ont obtenu le score le plus élevé ; dans un ordre décroissant du nombre de mots identifiés, ils ont été suivis des étudiants en 2e année de T/I, des étudiants en 1ère année de T/I, et des étudiants en psychologie. Autrement dit, l’aisance d’association lexicale augmente au fil de la formation en T/I.

Une réserve au regard des études de Gerver, Longley, Long & Lambert et de Kurz est qu’elles ne fournissent pas d’informations directes sur l’expression orale.En fait, les sujets ont été tenus d’énumérer les associations lexicales par écrit. Selon le psycholinguiste J. Carroll (1978: 125), les épreuves écrites ne permettent d’évaluer en réalité que l’aisance de l’écriture. Dans l’étude de Kurz, le rapprochement entre celle-ci et l’aisance de l’expression orale n’est évoqué qu’à travers le terme allemand « -flüßigkeit » (« aisance »), dans le mot composé « Assoziationsflüßigkeit ».

En tout état de cause, les tests concernent non seulement les connaissances lexicales, mais aussi leur disponibilité, qui fait l’objet de la section suivante.

En ce qui concerne la nature des connaissances lexicales (importance de différents registres/secteurs), il ne s’agit qu’en partie de connaissances lexicales spécialisées. Dans la pratique professionnelle, l’interprète maîtrise celles-ci dans la mesure où il travaille dans les secteurs concernés. Par exemple, il se peut que l’interprète travaillant dans le secteur privé ne connaisse pas la terminologie propre aux institutions européennes, ou bien qu’il se spécialise en médecine, non pas en droit ou en informatique. Nous estimons donc que, dans la formation, il ne convient de développer la terminologie très spécialisée (par ex., instrumentation chirurgicale) que dans certaines circonstances – par exemple, au cas où: (i) cela s’accorderait réellement avec d’éventuels débouchés professionnels pour de nombreux diplômés ; (ii) il s’agirait d’un module visant à sensibiliser les étudiants aux techniques d’acquisition du lexique spécialisé.

Cela va dans le sens des remarques de G. Ilg (1989: 147), sur l’importance de développer, en cours de formation, un « outillage linguistique » approprié:

Si chaque réunion utilise son vocabulaire spécialisé, il existe avant tout les conférences, nationales ou internationales, indistinctement. C’est cette « langue morale » que nous privilégions dans notre enseignement dit de TERMINOLOGIE DES CONFÉRENCES, par contraste avec les langues de « pratique », nombreuses et variées, dans lesquelles on a tendance à voir, en observateur externe, la spécificité du métier de l’interprète.

A partir de cette prémisse, Ilg (1989: 147) souligne qu’il est important de maîtriser la dialectique, c’est-à-dire: « un stock commun de tours et de figures qui permettent de définir une position, de la défendre, de la comparer aux avis en présence, d’essayer de gagner son auditoire à la justesse des vues exposées ». Il s’agit donc d’acquérir un certain registre d’expression (ne fût-ce qu’au niveau des remerciements, des mots d’accueil, de la « prise de tour » etc.), non une terminologie très spécifique.

Notes
62.

Il s’agit de Westminster University, jadis le Polytechnic of Central London, qui assure une formation intensive (1 an) pour des diplômés.