- La disponibilitÉ linguistique

La capacité d’expression ne dépend pas seulement des connaissances linguistiques. Ainsi, la sensation d’avoir un mot « sur le bout de la langue » indique que le mot est connu, mais peu disponible. A. Garnham (1985: 220) résume un travail expérimental de R. Brown & D. McNeill (1966) sur ce phénomène. Les auteurs ont lu à des sujets anglophones des définitions de mots anglais plutôt rares, sans préciser de quels mots il s’agissait. Par la suite, les sujets étaient tenus d’indiquer les mots concernés. Souvent, tout en n’identifiant pas ceux-ci, ils indiquaient des mots phonologiquement proches (au niveau du phonème initial, du nombre de syllabes, de l’accent d’intensité etc.) – par exemple, « Siam » au lieu de « sampan ». Cela suggère que les mots dont les auteurs avaient fourni la définition étaient connus des sujets.

Les problèmes en matière de recherche lexicale renforcent l’idée que la production linguistique ne peut s’automatiser totalement. R. Schmidt (1992: 376) estime que l’élaboration phonologique est en principe automatisable, tandis que la planification en amont (élaboration conceptuelle) ne l’est pas. Selon Schmidt, l’activité langagière n’est ni entièrement automatique ni tout à fait soumise à un contrôle conscient. La ligne de démarcation entre les processus automatiques et contrôlés n’est guère nette ; les deux se situent plutôt sur un continuum (Schmidt 1992: 376). 63

Dans l’interprétation consécutive, les « opérations inhabituelles » (Thiéry 1981: 102) que comporte le discours d’arrivée ont déjà été évoquées (ch. 3, section 1.1). Indépendamment du caractère automatique ou non automatique de la production linguistique « normale », les commentaires de Thiéry suggèrent que la production du discours d’arrivée en consécutive ne soit guère automatique. Cela va dans le sens des Modèles d’Efforts de D. Gile, qui mettent en exergue la nécessité d’affecter une certaine capacité de traitement à la production en langue d’arrivée (Gile 1995a: 97 ; voir ch. 3, section 2). D’ailleurs, les difficultés de formulation identifiées dans notre étude-pilote (voir chapitre précédent) renforcent elles aussi le concept de la production comme Effort non automatique.

En revanche, certains auteurs estiment que le discours d’arrivée se réalise de façon pratiquement automatique. Tout en évoquant le phénomène des mots « sur le bout de la langue » (1989: 119-120), D. Seleskovitch & M. Lederer (1989: 40) conseillent aux interprètes de « formuler spontanément » (1989: 152). De même, W. Weber (1989: 163) estime que le consécutiviste, à condition d’avoir bien assimilé le discours source, le restitue en langue d’arrivée de façon quasiment automatique.

A partir de l’idée que les composants non automatiques de l’activité langagière requièrent « du temps et une certaine capacité de traitement », D. Gile (1995a: 189) analyse la notion de la disponibilité linguistique. Il représente ce concept à travers le Modèle gravitationnel, dans lequel les connaissances linguistiques forment un noyau central entouré d’un système d’orbites. Les éléments linguistiques (ex., connaissances lexicales) situés dans la partie centrale du schéma sont les plus disponibles, tandis que la disponibilité des autres éléments est en rapport inverse avec leur distance du noyau ; en d’autres termes, plus ils sont périphériques, moins il sont disponibles.

Le Modèle gravitationnel représente en quelque sorte un « instantané » de la disponibilité des connaissances linguistiques d’un individu à un moment donné (Gile 199a: 190 ; c’est nous qui soulignons). Il ne s’agit donc pas d’un modèle statique, en ce sens que la distance des Éléments linguistiques du centre n’est pas fixe. La dynamique du Modèle fait qu’ils s’approchent ou s’éloignent du centre, suivant qu’ils s’utilisent souvent ou peu. L’utilisation stimule l’Élément à migrer vers la partie centrale du système, d’autant plus s’il s’agit d’un emploi actif (utilisation dans l’expression active) ; en l’absence de stimulation, l’Élément tend à dériver vers l’extérieur du système. La stimulation passive (perception de l’Élément dans la production d’autrui) exerce un effet centripète moins fort que la stimulation active.

En somme, l’aisance du débit relève entre autres de la disponibilité linguistique, qui dépend à son tour du rappel et du maintien des connaissances déjà acquises. L’aisance n’évolue donc pas de façon régulière et prévisible, en fonction du niveau des connaissances linguistiques et de l’expérience. En l’absence de stimulation, la disponibilité des connaissances diminue et l’aisance de l’expression régresse.

Notes
63.

“the controlled-automatic distinction should be viewed as a continuum rather than a dichotomy” (Schmidt 1992: 376).