2.3 StratÉgies

Une autre composante de l’aisance de l’expression est le recours à des stratégies permettant de contourner des problèmes d’expression – par exemple, l’emploi d’un hyperonyme ou d’une paraphrase. Le perfectionnement des stratégies en cours de formation permet probablement une amélioration graduelle de la gestion des « crises de production », qui devraient se manifester davantage chez les débutants que chez les étudiants de niveau avancé.

Les stratégies par lesquelles le sujet gère ses doutes et ses hésitations ne se basent pas seulement sur des compétences linguistiques (ex., connaissances lexicales et grammaticales). Souvent, la capacité de prévoir et de contourner les difficultés linguistiques relève à son tour de la gestion logique des informations (analyse, synthèse, anticipation logique). D’ailleurs, la distinction entre des compétences extralinguistiques et linguistiques est loin d’être toujours nette. Par exemple, le recours aux synonymes ou aux hyperonymes découle-t-il de la disponibilité de connaissances linguistiques, de la capacité de raisonnement logique, ou de toutes les deux ?

R. Ellis (1994: 401) cite plusieurs études qui suggèrent une évolution du type de stratégie utilisé à différents stades de l’apprentissage scolaire des langues étrangères – par exemple, la tendance de certains apprenants à passer des paraphrases aux hyperonymes au fur et à mesure qu’ils avancent. Il cite également différentes classifications des stratégies par lesquelles les apprenants compensent les limites des connaissances (et/ou de la disponibilité) linguistiques (Ellis 1994: 397). D’après la classification d’E. Tarone (1977), Ellis divise les stratégies en les cinq catégories suivantes: (i) omission, pour éviter un thème susceptible de trahir les limites des connaissances linguistiques du sujet ; (ii) expression des concepts à travers des paraphrases ; (iii) transfert linguistique (par ex., calques/emprunts) ; (iv) recours à l’interlocuteur/aux auditeurs ; (v) mimique.

Les deux premières catégories de la classification (omission, paraphrase) s’articulent à leur tour en les stratégies suivantes: (i) l’omission peut signifier ou que le sujet évite d’aborder le segment concerné (« message avoidance »), ou qu’il l’entame et l’abandonne (« message abandonment ») ; (ii) les paraphrases peuvent consister en des approximations (hyperonymes etc.), des inventions ou des circumlocutions.

Dans l’interprétation de conférence, la quasi totalité de ces catégories fait partie des « stratégies et tactiques en ligne » décrites par D. Gile (1995a: 129 et pages suivantes). Les seules catégories que Gile n’identifie pas en tant que stratégies de l’interprète sont l’abandon d’un segment déjà entamé et le recours à la mimique. La première de ces démarches s’exclut sans doute en raison de l’inacceptabilité formelle des segments inachevés en langue d’arrivée. Quant à la mimique, elle ne paraît justifiée que dans la mesure où le paralangage fait partie intégrante du discours source ; en plus, l’isolement de l’interprète par rapport au public exclut le recours à la mimique en simultanée. A part ces exceptions, toutes les autres stratégies identifiées par R. Ellis sont envisageables en interprétation de conférence (à cela près que le recours à l’orateur ou à d’autres personnes est plus ou moins limité en fonction de la formalité du contexte).

Les stratégies communes aux listes de R. Ellis et de D. Gile (omission ; paraphrase ; traduction littérale d‘une expression ou d’un terme dont l’équivalent consacré n’est pas connu du locuteur/interprète ; recours à l’orateur et/ou à d’autres personnes) permettent en principe à l’interprète, aussi bien en simultanée qu’en consécutive, de se tirer d’embarras face à des difficultés de compréhension et/ou de reformulation. Une caractéristique de toutes ces stratégies, à l’exception du recours à l’orateur et/ou au public, est qu’elles ne manifestent pas nécessairement la difficulté de l’interprète. En d’autres termes, elles ne la trahissent que quand elles sont précédées ou accompagnées d’un signe d’hésitation (pause, intonation hésitante etc.).

Les interprètes chevronnés, tout comme les débutants, peuvent se trouver en difficulté sans raisons apparentes (voir ch. 3, section 2). Dans le cadre des modèles d’Efforts de D. Gile (voir ch. 3, section 2), cela donne à penser que les différents Efforts continuent à nécessiter une certaine capacité de traitement, à tous les niveaux de formation/expérience – c’est-à-dire, qu’ils ne s’automatisent pas complètement. Il est probable que l’utilité des stratégies de compensation n’est pas limitée aux premiers stades de l’apprentissage. Cette idée va dans le sens de l’étude de X. Cai (2000), qui examine des interprétations consécutives du chinois vers le français, réalisées par des sujets à trois niveaux d’apprentissage et d’expérience (débutants, étudiants avancés, interprètes professionnels). Les résultats de Cai indiquent que plus les étudiants sont avancés (et a fortiori, chez les professionnels), plus le nombre de stratégies est élevé. Cela suggère que la différence entre les sujets expérimentés et les débutants tient en partie à l’emploi des stratégies, relativement limité chez ces derniers.

Sans égard à ces difficultés, un aspect qui distingue en principe l’interprète expérimenté, par rapport au débutant, est la capacité de dissimuler les « crises de production » et de gérer de façon discrète le choix des stratégies appropriées (omissions, paraphrases etc.). En d’autres termes, il est probable que l’évolution de l’aisance en fonction du niveau de formation et d’expérience ne dépend pas seulement des compétences linguistiques et techniques de l’interprète ; le « métier » a également une place importante.