3. Perspectives thÉoriques: l’Évolution des compÉtences dans le temps

Les sections précédentes ont mis en exergue la variété des facteurs susceptibles de contribuer au développement de l’aisance (maîtrise linguistique, disponibilité linguistique, compétences professionnelles, stratégies linguistiques/extralinguistiques, réaction aux situations stressantes).

L’étude de l’évolution de ces compétences suggère plusieurs remarques. D’abord, il est possible que l’apprenant en début de cursus ait besoin d’une mise à niveau de l’expression linguistique, non seulement en langue B mais éventuellement en langue A (acquisition de différents registres, d’un « code élaboré » etc.). Le niveau de connaissance en début de cursus et le type de formation scolaire sont donc des variables importantes, aussi bien en langue A qu’en langue B. En ce qui concerne les langues B, l’exposition en cours de formation et le degré de « xénité » (voir section 1 du présent chapitre) sont également des facteurs pertinents ; pour des étudiants francophones, par exemple, les problématiques du perfectionnement linguistique ne sont guère les mêmes en espagnol et en chinois. Ces considérations font que toute prévision généralisée sur les délais d’apprentissage est discutable.

Une deuxième remarque sur l’évolution des compétences est que les connaissances et la disponibilité linguistiques ne vont pas nécessairement de pair. Le Modèle gravitationnel souligne l’importance du rappel et du maintien des connaissances, indépendamment de la vitesse d’acquisition ; la disponibilité linguistique diminue progressivement en l’absence de stimulation (Gile 1995a: 194 ; voir section 2.1 du présent chapitre). La disponibilité linguistique n’a donc pas de rapport direct avec le niveau des connaissances. Bien qu’il soit théoriquement possible d’évaluer la disponibilité en fonction de la fréquence et de l’intensité de la stimulation, la réalisation pratique d’une telle étude paraît difficile en situation d’interprétation (Gile 1995a: 194).

Troisièmement, les différentes compétences ne peuvent guère être acquises toutes dans les mêmes délais. Par exemple, les étudiants en fin de cursus maîtrisent généralement bien la prise de notes. (Il est même possible qu’ils possèdent cette technique mieux que bon nombre de professionnels qui utilisent rarement la consécutive.) En revanche, de nombreux consécutivistes n’apprennent à prendre la parole en public qu’à travers l’expérience professionnelle.

Un quatrième facteur à considérer est que certains programmes de formation sélectionnent les étudiants de manière rigoureuse, et d’autres non. Cette différence se répercute certainement sur le niveau initial des connaissances et des compétences, y compris la maîtrise de l’expression orale. Pareillement, les connaissances initiales et la durée du cursus diffèrent suivant le titre nécessaire pour l’inscription. Dans certains cas, il s’agit d’un cursus bref (1-2 ans), réservé aux titulaires d’une licence ou d’une maîtrise. Des exemples de ce type de formation se trouvent auprès des instituts suivants: École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs (ESIT), Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III ; Institut Supérieur d’Interprétation et de Traduction (ISIT), associé à l’Institut Catholique de Paris ; École de Traduction et d’Interprétation (ETI), Université de Genève ; Université de Westminster, à Londres. La durée du cursus est de deux ans à l’ESIT et à l’ISIT, d’un an à Genève et à Londres. Dans d’autres centres (dont les Universités de Bologne et de Trieste), le cursus comporte un cycle préparatoire, plus ou moins comme le premier cycle des universités françaises, qui commence dès le baccalauréat. Il s’agit d’un cycle préparatoire de 2 ans, suivi d’un cursus spécialisé, également de 2 ans. 64

Indépendamment du type de cursus, on peut supposer qu’un jeune diplômé ne réalise pas un discours d’arrivée aussi fluide et assuré qu’un interprète chevronné. Une telle différence pourrait être attribuée à différents facteurs autres qu’une maîtrise linguistique moindre. (Il est même possible que le néophyte connaisse mieux que l’interprète expérimenté la langue étrangère en cause.) Ce qui manque au débutant est plutôt du « métier », évoqué à la fin de la section précédente – à savoir, les connaissances spécialisées, la disponibilité du répertoire linguistique des colloques, la capacité de gérer les crises de production par des stratégies, la maîtrise des nerfs, etc. (Gile 1995a: 181-2, 195). En revanche, la motivation et la disponibilité d’esprit du jeune diplômé l’avantagent sans doute aux fins de l’acquisition du bagage professionnel qui lui manque. Aussi une comparaison longitudinale des deux sujets identifierait-elle probablement une amélioration progressive du néophyte par rapport à son aîné.

En résumé, il est probable que l’aisance du débit évolue au fil des années. Les sections suivantes examineront des perspectives théoriques sur les mécanismes par lesquels se perfectionnent les compétences concernées.

En fait, malgré la variété des situations d’acquisition/appropriation et d’emploi des langues, les études sur l’acquisition/appropriation des langues identifient des modèles théoriques d’une portée générale. Certains d’entre ces modèles sont pertinents à notre analyse de l’évolution de la fluidité du discours en interprétation.

Notes
64.

A compter de l’année 2001/2, le cursus à Bologne (Forlì) et à Trieste est de 5 ans, divisés en deux cycles (de 3 et de 2 ans). Le premier, commun à tous les étudiants, est sanctionné par la licence en Médiation Linguistique ; le deuxième, de 2 ans, comporte la spécialisation en Interprétation de Conférence ou en Traduction. J. Mackintosh (1999: 71) désigne une telle organisation du cursus comme « format ‘Y’ ».