- ModÈles thÉoriques de l’Évolution des compÉtences

R. Schmidt (1992) identifie sept modèles psychopédagogiques, d’une portée générale, que différents auteurs ont appliqués à l’acquisition de l’aisance en langue étrangère. Les modèles concernés sont basés sur les concepts suivants: l’automatisation ; l’acquisition de compétences procédurales ; la notion du contrôle ; la restructuration progressive des connaissances ; l’acquisition du langage sous forme d’un répertoire d’exemples, non pas de règles ; le renforcement des connaissances par des associations cognitives ; et le « chunking » (Schmidt 1992: 360).

P. Skehan (1998: 59-62) explique l’évolution de la « fluency » en évoquant trois d’entre ces modèles, à savoir: l’acquisition de connaissances « procédurales » ; la restructuration de l’ensemble des règles opératoires qui génèrent les énoncés ; et l’assimilation d’un répertoire de syntagmes/expressions types, prêts à l’emploi (en anglais, « instances » ou « exemplars »).

La première explication du développement de la « fluency » que propose Skehan, à savoir la consolidation des compétences sur le plan « procédural », dérive du modèle « ACT* » de J.R. Anderson (1992). 65 Dans le domaine de la formation des interprètes, cette perspective est évoquée par I. Kurz (1996: 73 ; voir également section 2.1 du présent chapitre). Anderson, qui a modifié son modèle au cours des années, en propose une formulation peu accessible au non spécialiste. Les principes de base sont résumés de façon plus claire par R. Ellis (1994: 388-389). L’essentiel est que l’acquisition des compétences dépend de la transformation progressive des connaissances déclaratives en connaissances procédurales (ou « règles de production »). Les premières relèvent de l’assimilation de faits ou de concepts. Elles correspondent au savoir, ou à ce qui s’appelle parfois le « savoir explicite » ; il s’agit du « savoir sont les individus sont conscients, et qu’ils sont capables de se représenter et d’exprimer verbalement au besoin » (Paradis 1994a: 394 ; traduit par nous). 66 En revanche, les connaissances procédurales comportent la maîtrise des compétences, c’est à dire du savoir-faire. La possession des connaissances procédurales et la capacité de les décrire ne vont pas forcément de pair. D’une part, les connaissances procédurales sont stockées en mémoire sous forme de systèmes de production, qui comprennent des étapes assurant le passage d’une « condition » à une « action » ; d’autre part, les connaissances déclaratives sont emmagasinées sous forme de « schémas » mentaux, qui consistent en des réseaux de concepts et d’idées (Chamot & O’Malley 1994: 376-377).

M. Paradis (1994b) utilise cette dichotomie pour caractériser les processus cognitifs activés aux fins de l’interprétation simultanée. Il met en exergue la contribution des connaissances métalinguistiques explicites et des compétences linguistiques implicites, qui correspondent plus ou moins aux connaissances déclaratives (c’est à dire, le savoir) et procédurales (savoir-faire) respectivement. Les deux dépendent de systèmes de mémoire différents. Les compétences implicites, qui ne peuvent être ni rappelées ni utilisées de façon consciente, ne sont représentées que dans les zones cérébrales activées lors de leur acquisition ; en d’autres termes, ce qui est implicite est « étroitement focalisé » (Paradis 1994b: 332). 67 En revanche, les connaissances explicites s’apprennent, et se rappellent, consciemment ; elles relèvent de la mémoire déclarative et sont représentées diffusément dans le cortex cérébral. Paradis estime que l’interprétation simultanée nécessite aussi bien des compétences implicites que des connaissances explicites, et que différents interprètes peuvent dépendre davantage des unes ou des autres (Paradis 1994b: 332).

Par rapport au modèle ACT*, l’analyse de Paradis est plus nuancée. Celui-ci exclut la transformation des connaissances explicites/déclaratives, de caractère métalinguistique, en des compétences linguistiques implicites (Paradis 1994b: 401). Selon Paradis (1994b: 401-2), ce qui s’automatise n’est pas la connaissance explicite des règles, mais leur application (ou l’application de tout autre processus qui produise des énoncés conforme à celles-ci). La répétition d’une règle perfectionne la capacité de la formuler, non pas de l’appliquer dans la pratique. Paradis précise que les compétences implicites et les connaissances explicites ne peuvent s’utiliser en même temps ; en revanche, une fois que les compétences implicites ont terminé l’élaboration automatique d’un énoncé, les connaissances explicites peuvent intervenir pour d’éventuels contrôles et/ou « réparations » (Paradis 1994b: 400-404). Les connaissances explicites ne peuvent s’utiliser pour la production des énoncés que dans la mesure où il s’agit d’une élaboration lente et consciente. Leur activation peut donc limiter l’aisance du débit, par exemple dans l’élaboration d’une construction dont l’emploi est limité à des circonstances formelles (Paradis 1994b: 400).

Bien que les connaissances déclaratives et procédurales (ou explicites et implicites) ne se distinguent pas toujours de façon nette, elles relèvent de mécanismes d’acquisition différents. L’apprenant assimile les premières en les situant par rapport aux schémas mentaux existants ; plus il y a de liens (ou associations) forts entre ceux-ci et les connaissances nouvelles, plus l’apprentissage est rapide. Si l’apprenant ne trouve pas (ou ne crée pas) d’associations avec l’acquis précédent, il lui faut probablement répéter plusieurs fois les informations concernées pour les emmagasiner (Chamot & O’Malley 1994: 378). Tant qu’il s’agit de règles simples, la dichotomie entre la non possession et la possession de ce genre de connaissance est nette. Par exemple, avant que l’enseignant d’anglais n’explique aux apprenants la règle générale concernant la désinence du pluriel, la plupart d’entre eux ne la connaissent probablement pas ; après avoir écouté une ou deux fois la règle, ils sont souvent capables de la formuler. R. Schmidt (1992: 363) cite, comme exemple d’assimilation des connaissances déclaratives, l’apprentissage d’un paradigme verbal en langue étrangère. Un tel exemple nuance apparemment la distinction nette entre la non possession et la possession des connaissances, en ce sens qu’un paradigme s’apprend parfois graduellement. Toutefois, si on décompose le paradigme en des items constituants (par ex., première personne singulier = « je suis », deuxième personne = « tu es », etc.), il est possible en principe d’établir pour chacun d’entre eux une ligne de démarcation nette entre la connaissance et la non connaissance. Dans la pratique, l’apprentissage est probablement compliqué par différents facteurs – par exemple, il peut comporter plusieurs étapes en fonction de problèmes de prononciation, d’interférences linguistiques etc.

A la différence des connaissances déclaratives, les connaissances procédurales s’acquièrent graduellement et se manifestent par degrés. L’apprenant d’une langue étrangère qui emmagasine un ensemble de règles n’acquiert pas pour autant des compétences en matière de production et/ou compréhension ; celles-ci ne se développent qu’à travers l’exercice. Selon Anderson (1992), la transformation des connaissances déclaratives (ou théoriques) en connaissances procédurales comporte une étape intermédiaire, la phase « d’association », caractérisée par l’application généralisée et systématique des règles. La dernière étape de l’apprentissage est la phase « autonome », pendant laquelle l’application des règles devient plus nuancée (par exemple, en fonction des interdépendances et des exceptions) et s’automatise. Le plafonnement des compétences à un niveau intermédiaire signifie que l’apprenant ne franchit pas la division entre la phase d’association et la phase autonome ; en d’autres termes, les compétences ne s’automatisent pas. Ce plafonnement en phase d’association est typique des activités de caractère pratique (dont l’interprétation).

Étant donné la portée générale du modèle ACT*, il est en principe applicable à la formation en interprétation, à cela près que les précisions de Paradis nuancent le schéma d’Anderson et excluent que les connaissances métalinguistiques se transforment en compétences procédurales. Toutefois, l’habileté pratique de l’interprète comporte non seulement des compétences linguistiques, mais également le bagage professionnel et la capacité de gestion stratégique des difficultés (voir sections 2.2 et 2.3 du présent chapitre). Il s’agit donc effectivement de connaissances « procédurales ».

La deuxième perspective évoquée par Skehan est basée sur le concept de la restructuration d’un ensemble de régles opératoires (McLaughlin 1990). Cette restructuration n’exclut pas l’automatisation des compétences, mais les deux ne vont pas nécessairement de pair. La réorganisation des règles les rend en principe plus accessibles, par rapport à un système de stockage « brut » (par exemple, suivant l’ordre chronologique de l’acquisition des connaissances). En même temps, elle comporte parfois la généralisation excessive d’une règle et, par conséquent, une régression apparente de la compétence. Par exemple, l’apprenant peut assimiler initialement le passé des verbes réguliers de l’anglais en retenant une règle séparée pour chaque verbe (« help »  « helped », « jump »  « jumped », etc.) ; dans un deuxième temps, il se rendra compte que la règle « infinitif  infinitif + -ed » est plus efficace, mais il n’apprendra que par la suite les exceptions à la règle. L’étape intermédiaire, représentée par la généralisation excessive, ressemble à la « phase d’association » du modèle précédent, à cela près que les deux modèles attribuent cette étape à des mécanismes différents.

La théorie de la restructuration reconnaît la complexité de l’apprentissage, en ce sens qu’il ne s’agit pas d’une progression régulière et bien circonscrite des compétences. Par exemple, dans le domaine des langues, chaque niveau de compétence (ex., maîtrise du système morphologique, lexical) inclut différents composants (ex., morphologie en fonction du gendre, du nombre etc.). Étant donné que chaque sous-système peut à tout moment avancer ou regresser (voir sections 2.1 et 3 du présent chapitre), il est en réalité probable que des apprenants au même stade d’un cursus n’aient pas tous des connaissances identiques. (Les diversités en matière de connaissances peuvent dépendre également de nombreuses autres variables – par exemple, aptitude, acquis précédent, motivation etc.)

A première vue, ce modèle paraît peu applicable à la formation en interprétation. La régression de la compétence en fonction de la restructuration est effectivement typique des débutants et des étudiants de niveau intermédiaire, tandis qu’un cursus d’interprétation s’adresse en principe à des étudiants de niveau avancé. Toutefois, la sélection des stratégies en fonction de différents problèmes d’interprétation (voir section 2.3 du présent chapitre) sera d’autant plus rapide et efficace que celles-ci sont systématiquement accessibles. Chez les étudiants en interprétation, il est donc possible que l’apport de la restructuration au perfectionnement de l’aisance se manifeste au niveau des stratégies, plutôt que des règles linguistiques.

Le troisième modèle examiné par Skehan est basé sur l’assimilation d’un répertoire d’exemples (« instance-based approach »). Cette explication du perfectionnement de la « fluency » est nettement opposée aux deux précédentes. Là où celles-ci attribuent l’évolution des compétences à l’automatisation ou à l’organisation des règles, le troisième modèle met en exergue l’emploi de la mémoire pour l’emmagasinage de connaissances ponctuelles et peu systématisées.

Le modèle basé sur l’assimilation des exemples postule le stockage d’un répertoire théoriquement illimité de formulations linguistiques, qui paraît peu efficace en termes d’organisation et d’économie des efforts de mémorisation. Toutefois, un avantage théorique de ce type de stockage est que l’utilisation des éléments mémorisés permet une production linguistique plus rapide que la génération des énoncés à partir d’un ensemble de règles. La faiblesse principale du modèle est qu’il n’envisage pas la possibilité d’une généralisation des compétences.

B. McLaughlin (1990: 123) souligne cette limite d’un modèle d’apprentissage basé sur l’assimilation des formules. L’auteur considère que, dans l’apprentissage des langues étrangères, la reproduction des exemples est typique des débutants ; après la phase de « rodage », l’apprenant change de stratégie et se sert plutôt de règles que d’exemples. En d’autres termes, il base sa compétence linguistique sur une démarche plus « productive ».

En tout état de cause, il est possible de proposer l’application du modèle « instance-based » au développement des connaissances lexicales (entre autres, en matière de collocations) et, surtout, à la phraséologie. En interprétation de conférence, l’apport du répertoire phraséologique à l’expression en langue d’arrivée est parfois mis en relief (Ilg & Lambert 1996: 75).

Les théories concernant le perfectionnement des compétences ne se limitent pas à ces trois modèles. D’ailleurs, les différents modèles ne sont pas forcément incompatibles ; ils peuvent tous être considérés comme pertinents au développement de l’aisance.

Notes
65.

L’acronyme anglais signifie « Adaptive Control of Thought » (Anderson 1992).

66.

Explicit knowledge refers to the knowledge of which individuals are aware, and that they are capable of representing to themselves and of verbalising on demand” (Paradis 1994: 394).

67.

“narrowly focalised” (Paradis 1994b: 332).