4.1.3 La comparaison de l’aisance chez les Étudiants et chez les interprÈtes professionnels

D. Gile (1994: 44 ; voir également ch. 1, section 3.2) suggère de comparer des échantillons d’étudiants et d’interprètes professionnels, pour vérifier dans quelle mesure les études ayant des étudiants comme sujets sont pertinentes à la pratique professionnelle.

E. Esposito (1999) et G. Tassora (1999) identifient, dans des interprétations simultanées et consécutives respectivement, des pauses moins fréquentes chez des interprètes professionnels que chez des étudiants (voir ch. 1, section 3.2; ch. 2, section 6). La première étude porte sur la gestion des pauses pleines ; la deuxième a pour objet l’efficacité rhétorique et la fidélité informationnelle. Ces études, conduites sur une échelle trop modeste pour justifier des inférences statistiques, suggèrent que les interprètes professionnels possèdent effectivement une maîtrise du débit plus élevée que les étudiants.

On peut supposer que, sauf dans des cas exceptionnels, la différence entre les étudiants débutants et les professionnels est nette. Si les compétences évoluent en cours de formation, on s’attend logiquement à ce que l’écart entre les étudiants de niveau avancé et les professionnels soit moins évident ; il est même possible qu’il reflète surtout des variables psychologiques (ex., la prédisposition et le sang-froid des étudiants, la motivation et la disponibilité des professionnels aux fins de la recherche proposée).

Certains auteurs évoquent la possibilité que les compétences de l’interprète évoluent surtout au fil de l’expérience professionnelle. D. Gile (1989: 27) note que, selon les auteurs japonais, « c’est par la pratique que l’interprète se forme et ce de manière plus efficace que par la formation scolaire ». De même, F. Prete (1989) conseille le perfectionnement professionnel des jeunes diplômés auprès des organisations internationales. Selon Prete, les diplômés ne deviennent vraiment opérationnels qu’après avoir acquis une certaine expérience pratique. D’ailleurs, cette observation est compatible avec les réserves de C. Thiéry sur l’évolution effective des compétences en cours de formation (voir section précédente).

Les psychologues K.A. Ericsson et N. Charness (1997) observent que le perfectionnement des compétences spécialisées comporte des années d’exercice et d’expérience. Les auteurs examinent les résultats de plusieurs études sur des protagonistes de niveau international dans différents domaines (échecs, sports, musique, sciences). Le niveau de compétence des sujets concernés présuppose une dizaine d’années de préparation intense, c’est-à-dire plusieurs milliers d’heures consacrées à des exercices de perfectionnement. Bien que ce principe ne semble pas varier sensiblement d’un domaine à l’autre, la période pendant laquelle les sujets maintiennent le niveau maximum de compétence (ou de compétitivité) est fonction du type d’activité et de compétence concerné (Ericsson & Charness 1997: 28). Par exemple, Ericsson et Charness (29-30) résument les résultats d’une étude de N. Charness & E.A. Bosnan (1990), concernant la « courbe d’apprentissage » chez les joueurs d’échecs de haut niveau. Cette étude compare les compétences dont ont besoin les joueurs dans les tournois traditionnels et dans les parties qui se déroulent « par correspondance ». Il s’agit de deux activités plutôt différentes, en ce sens que le jeu « par correspondance » n’impose pas les mêmes contraintes temporelles que le jeu traditionnel. Dans ce dernier, le joueur dispose d’un délai très court pour effectuer sa manoeuvre et la mémoire à long terme intervient donc relativement peu, par rapport à la mémoire de travail. En revanche, les échecs par correspondance laissent davantage de temps pour l’intervention de la mémoire à long terme également. Cette différence fait que l’âge auquel les joueurs accèdent au circuit international est sensiblement plus élevé dans les échecs par correspondance que dans les tournois traditionnels.

Par ailleurs, K.A. Ericsson, R.T. Krampe & C. Tesch-Römer (1993) évoquent l’idée que le niveau de maîtrise du domaine est fonction de l’âge auquel commence l’apprentissage et du nombre d’heures d’exercice au fil des années. Les auteurs constatent que les meilleurs violonistes, à l’âge de 20 ans, se sont déjà exercés pendant plus de 10.000 heures. Le temps consacré à l’exercice est moindre chez des violonistes n’ayant pas atteint le même niveau d’excellence – à savoir, 7.500 heures à un niveau intermédiaire de maîtrise, 5.000 heures à un niveau moins élevé. Cela suggère que, dans différents domaines, la différence entre les meilleurs experts et les individus de niveau intermédiaire correspond à plusieurs années d’exercice et d’expérience « à temps complet ».

Ces considérations vont dans le même sens que l’analyse de R.J. Sternberg (1993), qui examine des critères selon lesquels il est possible d’identifier des « experts ». Les critères concernés relèvent, dans une certaine mesure, du temps d’apprentissage – par exemple, la quantité des connaissances, l’organisation des connaissances, le degré d’automatisation des compétences, l’habileté pratique. D’ailleurs, certains d’entre ces concepts (l’organisation des connaissances, le degré d’automatisation des compétences) ont déjà été évoqués (voir section 3 du présent chapitre), dans notre discussion de l’évolution des compétences.

En résumé, les paragraphes précédents soulignent que: (i) le développement des compétences spécialisées nécessite plusieurs années de pratique intense ; (ii) l’âge des meilleurs praticiens varie en fonction de l’activité. Bien que ces thèmes ne puissent être approfondis ici, il serait intéressant de les examiner dans le domaine de l’interprétation de conférence.

L’évolution des compétences en interprétation de conférence, y compris la gestion du débit, peut être évaluée à différents niveaux de formation/expérience. Ainsi, il est possible de comparer: (i) étudiants en début et en fin de cursus (cf. Vik-Tuovinen 1995) ; (ii) étudiants et interprètes professionnels (cf. Esposito 1999, Tassora 1999). Dans ce cadre général, les résultats d’Esposito, de Tassora et de Vik-Tuovinen, tout en fournissant des informations utiles, ne sont pas comparables. Les trois études diffèrent, effectivement, sous de nombreux aspects (objectifs et méthodologie ; langues de travail des sujets ; évaluation de la simultanée ou de la consécutive etc.).