7. Conclusion

Cette enquête, qui se situe dans le contexte de la recherche empirique en interprétation de conférence, diffère à plusieurs égards d’autres études qui ont examiné les pauses en interprétation (par ex., Goldman-Eisler 1967, Barik 1969, Ovaska 1987, Esposito 1999). Premièrement, les pauses représentent le thème principal de notre travail, tandis que d’autres « variables temporelles » ne sont pas prises en considération. A part E. Esposito (1999), les autres chercheurs que nous avons mentionnés n’examinent pas que les pauses. Deuxièmement, l’étude a pour objet la consécutive, non la simultanée. Par rapport à celle-ci, l’avantage de la consécutive est qu’elle permet d’isoler les efforts de production des efforts de réception du discours source. Troisièmement, non seulement avons-nous effectué des mesures objectives des pauses (durée par minute, proportion de pauses longues par rapport à la durée totale des pauses), mais nous avons recueilli également des commentaires des sujets sur l’explication probable des pauses. Quatrièmement, là où certaines études examinent les pauses dans une optique exploratoire (Ovaska 1987), celle-ci considère la gestion des pauses en tant qu’indice de l’aisance du débit. Cinquièmement, à la différence de F. Goldman-Eisler (1967), nous n’estimons pas que l’interprétation comporte un effort de production moins important que le discours spontané. En plus, une considération non négligeable est que, par rapport aux autres études, celle-ci examine un échantillon plutôt important (90 interprétations, effectuées par 45 sujets).

Sur cette toile de fond, l’objectif principal de l’étude a consisté à évaluer des hypothèses initiales sur le développement de l’aisance du débit en interprétation de conférence. Il s’agit d’un thème complexe, qui comporte de nombreuses variables. Aux fins de cette recherche, les variables indépendantes ont été le niveau de formation/expérience et la langue d’expression ; la variable dépendante a été la durée des pauses, évaluée en tant qu’indice de l’aisance du débit.

L’analyse de nos données corrobore dans une certaine mesure les deux premières hypothèses de notre étude, à savoir que leur durée par minute: (i) diminue au fil des années ; et (ii) est plus élevée en anglais (langue B) qu’en italien (langue A). En ce qui concerne les facteurs auxquels les sujets attribuent leurs pauses, l’étude confirme l’hypothèse que les sujets perçoivent plus de facteurs linguistiques en langue B (anglais) qu’en langue A (italien).

Dans la mesure où il s’est agi d’évaluer des hypothèses, l’étude a été basée principalement sur une démarche déductive. Elle a comporté également une analyse exploratoire des coefficients de corrélation entre les durées par minute de différentes pauses (par ex., pauses en italien/pauses en anglais). Ceux-ci n’ont pas été étudiés par rapport à des hypothèses formulées préalablement (voir ch. 6, section 6.2.2; ch. 7, sections 4.5 et 4.6).

Les études de l’interprétation consistent parfois en des recherches empiriques, parfois en des travaux basés essentiellement sur des réflexions et des observations personnelles. Par rapport aux réflexions des praticiens, la recherche empirique comporte une valeur ajoutée, en ce sens qu’elle permet de mieux documenter des phénomènes qui sont pressentis par l'expérience personnelle, tout en montrant que d'autres idées reçues ne sont pas nécessairement vraies.

Notre recherche, par exemple, suggère que les étudiants réalisent des interprétations moins fluides que les interprètes professionnels. Cela paraît plutôt évident. En revanche, d’autres conclusions ou considérations qui émergent de l’étude ne le sont pas. Par exemple, nous ne nous attendions pas à ce que la durée des pauses pleines, en italien et en anglais, s’écarte davantage chez des interprètes professionnels que chez des étudiants.

Tout compte fait, le thème de l’aisance en interprétation est difficile à cerner, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, il faut tenir compte de la spécificité des langues. Ainsi, il est probable que l’importance relative des différentes composantes de l’aisance varie suivant la langue d’expression (langue A/B, « facile/ » difficile », proche/éloignée par rapport à la langue de départ, etc.). Deuxièmement, la fluidité du débit dépend d’une variété de compétences, qui peuvent être non seulement linguistiques (connaissances lexicales etc.) ou extra-linguistiques (gestion des notes en interprétation consécutive), mais également « hybrides » (stratégies utilisées pour contourner/ résoudre des problèmes d’expression). Troisièmement, étant donné que le développement de l’aisance est un processus long, il est compréhensible qu’il y n’ait pas de différence évidente entre des étapes plutôt rapprochées de la courbe d’apprentissage (par ex., 3e année et 4e année du cursus universitaire). L’étude de l’aisance nécessite donc une perspective à moyen, voire à long terme. D’ailleurs, il faut examiner des caractéristiques du discours « qui nous échappent » (Goffmann 1964: 61 ; voir ch. 1, section 4.2).

Sur cette toile de fond, la présente étude ne contribue qu’un apport modeste à la recherche sur une problématique complexe. Le parcours suivi ne représente qu’un tronçon d’un chemin qui est long à parcourir: d’une part, les prémisses de l’étude sont fondées sur des étapes précédentes de la recherche en interprétation de conférence ; d’autre part, les conclusions proposent une perspective ouverte, en vue d’études futures.

D’ailleurs, il convient de situer notre travail dans la perspective plus large des recherches sur la formation et sur la qualité en interprétation. On constate effectivement que l’aisance, malgré sa complexité, ne représente qu’une partie des compétences dont a besoin l’interprète. L’interprétation peut être examinée sous de nombreux autres aspects (par ex., correction terminologique, cohésion textuelle, fidélité informationnelle etc.).

En conclusion, les résultats soulignent l’intérêt d’études ultérieures, pour plusieurs raisons. Premièrement, il paraît approprié d’examiner les hypothèses dans d’autres échantillons, pour étudier: (i) les mêmes langues (italien/anglais), chez des sujets anglophones ; (ii) d’autres combinaisons linguistiques. Deuxièmement, il est possible d’examiner l’aisance par rapport à d’autres variables indépendantes (par ex., sexe, âge, formation scolaire) et dépendantes (toutes les variables temporelles du discours d’arrivée: vitesse du débit, longueur moyenne des segments ininterrompus, faux départs etc.). Troisièmement, l’étude exploratoire des corrélations suggère elle aussi la possibilité d’études ultérieures, sur le « profil » des pauses en langue A et en langue B.

Une dernière considération est qu’il paraît intéressant d’examiner la fluidité du débit en simultanée également. Toutefois, étant donné le chevauchement temporel entre les discours de départ et d’arrivée qui caractérise la simultanée, il faudrait tenir compte du rythme du discours source comme variable indépendante. La raison pour laquelle nous avons étudié le mode consécutif est justement qu’il comporte la séparation des discours source et d’arrivée, ce qui permet d’évaluer le débit de l’interprète sans égard au rythme de l’orateur.