INTRODUCTION

Les recherches réalisées dans cette thèse portent sur la représentation et l’acquisition de connaissances spécifiques à un domaine scientifique (i.e., le neurone) à l’aide de textes explicatifs et d’illustrations, chez des sujets de niveaux d’expertise différents (experts, et débutants). Elles s’inscrivent dans le cadre de travaux récents menés dans le domaine de la compréhension de textes, qui allient les apports de disciplines connexes telles que la sémantique cognitive et l’intelligence artificielle (Cailliès & Tapiero, 1997 ; Kintsch, 1988, 1998 ; Mayer, 2002 ; Mannes & Hoyes, 1996 ; McNamara, E. Kintsch, Songer, & W. Kintsch, 1996 ; van den Broek, Risden, Fletcher, & Thurlow, 1996 ; Tapiero & Otero, 2002 ; Schnotz, Bannert, Seufert, 2002). L’apprentissage à partir d’un texte est fonction du niveau de compréhension de ce texte, et plus précisément de la formation d’un modèle mental approprié de la situation décrite par le texte (Kintsch, 1994). Le modèle de situation, tel qu’il a été défini par van Dijk et Kintsch (1983), est une représentation des informations apportées par le texte, détachée de la structure textuelle et intégrée aux connaissances du lecteur. Le but principal de nos recherches est d’étudier le rôle de trois facteurs dans la construction du modèle de situation, durant la lecture d’un texte explicatif se rapportant à un domaine scientifique particulier : [1] la structure du domaine, [2] l’état initial des connaissances dont le lecteur dispose sur le domaine, et [3] les caractéristiques du texte, c’est-à-dire la cohérence sémantique du texte, la catégorie sémantique des informations textuelles et picturales (i.e., illustrations) qui sont apportées par le texte, et la place des illustrations dans le déroulement de la lecture. Nos recherches reposent ainsi sur deux hypothèses générales : d’une part, les caractéristiques du texte et du modèle mental de la situation évoquée par le texte seraient déterminées par la structure du domaine auquel réfère le texte ; et d’autre part, l’apprentissage à partir du texte serait le produit d’une interaction entre l’état initial des connaissances du lecteur et les caractéristiques du texte (formelles et sémantiques). La portée de nos recherches est donc à la fois théorique et pédagogique, puisqu’il s’agit de savoir comment élaborer un support à visée explicative (i.e., composé à la fois de textes et d’illustrations), qui puisse représenter au mieux le domaine à acquérir, qui soit adapté au niveau d’expertise du lecteur, et qui favorise par là même un apprentissage optimal.

Dans le premier chapitre, nous présentons les différents modèles théoriques de la compréhension de textes qui rendent compte de la façon dont les lecteurs construisent une représentation interprétative cohérente de la signification d’un texte scientifique. Un texte scientifique est un type de textes dont l’objectif dominant est celui d’accroître les connaissances des lecteurs. Son contenu est directement mis en relation avec un savoir théorique de référence, et est structuré selon un plan qui peut être à la fois expositif (i.e., succession d’informations visant à faire savoir) et explicatif (i.e., faire comprendre les rapports de causalité entre des faits). La représentation mentale qui est formée durant la lecture d’un texte scientifique est considérée comme interprétative, dans la mesure où interviennent les connaissances des lecteurs dont nous savons qu’elles peuvent présenter des différences notables. Les modèles théoriques les plus récents qui décrivent le rôle des connaissances initiales des lecteurs dans la compréhension de textes, sont le modèle ’Construction-Intégration’ proposé par Kintsch (1988, 1998) et le modèle ’Landscape’ proposé par van den Broek et ses collaborateurs (1996). La représentation du texte est également considérée comme cohérente, en ce sens qu’elle constitue une structure (i.e., un réseau propositionnel) dans laquelle les informations traitées sont reliées par des relations référentielles (selon le critère de chevauchement d’arguments qui a été défini dans le modèle proposé par Kintsch & van Dijk, 1978), et par des relations causales (selon le critère de nécessité dans les circonstances qui a été défini dans le modèle proposé par Trabasso et van den Broek, 1985).

En accord avec les modèles proposés par Kintsch (1988, 1998) et van den Broek (van den Broek & al., 1996), la compréhension serait donc un processus qui s’appuie sur une représentation des connaissances des lecteurs, et qui produit une nouvelle représentation. Aussi, il est nécessaire de résoudre le problème de la représentation initiale. Notre deuxième chapitre a pour but de décrire les différents formalismes de représentation qui ont été proposés pour rendre compte des connaissances supposées des lecteurs. Nous avons fait la distinction entre les formalismes de représentation qui s’appuient sur une théorie de la mémoire sémantique (i.e., sur le modèle en réseau associatif pour Kintsch, 1988, 1998 ; ou sur le modèle en espace dimensionnel pour Landauer et Dumais, 1997), et ceux qui se basent sur une représentation en systèmes des domaines auxquels réfèrent les connaissances (Cf. Baudet & Denhière, 1991). A partir de ces formalismes, différentes méthodes expérimentales ont été mises en place dans l’objectif d’une part, d’évaluer la structure des connaissances initiales des lecteurs, et d’autre part, les modifications (quantitatives et qualitatives) de cette structure à l’issue de l’apprentissage à partir d’un texte. Ces méthodes (e.g., tâches de classification de concepts, questionnaires causaux) sont exposées à travers la description d’études expérimentales sur la représentation et l’apprentissage d’un domaine particulier par des sujets de niveaux d’expertise différents (e.g., Cailliès & Tapiero, 1997 ; Goldsmith, Johnson, & Acton, 1991 ; McNamara & al., 1996). Ce chapitre se termine par une synthèse des résultats observés dans ces études, synthèse à partir de laquelle nous tentons de décrire l’accroissement de l’expertise dans un domaine ainsi que les mécanismes qui la sous-tendent.

Le troisième chapitre présente deux recherches que nous avons réalisées, afin de déterminer les caractéristiques sémantiques d’un texte scientifique (sans illustrations) qui peuvent faciliter la compréhension et l’apprentissage d’un domaine scientifique particulier chez des lecteurs de niveaux d’expertise différents (i.e., experts et débutants). Trois principaux objectifs ont motivé notre première expérience. Le premier était de décrire de façon précise la structure (locale et globale) du domaine à acquérir (i.e., le neurone), à partir de la formalisation en systèmes proposée par Baudet et Denhière (1991). Au niveau local, le neurone est considéré comme une structure relationnelle, constituée de plusieurs composants anatomiques (e.g., dendrites, axone). Au niveau global, le neurone est représenté comme une structure fonctionnelle, chaque composant étant affecté d’un rôle particulier dans le traitement des messages nerveux. Le deuxième but était d’étudier l’effet de l’adéquation entre la structure du domaine et la structure des connaissances des lecteurs sur la compréhension et l’apprentissage à partir du texte scientifique. Sur la base de la description à deux niveaux (local et global) du domaine, nous avons construit deux types de tâches d’évaluation des connaissances des lecteurs. D’une part, un questionnaire à choix multiples testait la représentation mentale du domaine en structure relationnelle et fonctionnelle. D’autre part, une tâche de classification de concepts (qui a été inspirée de celle proposée par McNamara et collaborateurs, 1996) était utilisée pour mettre en évidence l’organisation des concepts d’individus, d’états et d’événements relatifs au domaine, à l’intérieur de la structure de connaissances. Les données de la tâche de classification de concepts ont été converties en valeurs de proximité (sémantique) entre chaque paire de concepts, puis transformées en réseaux associatifs à partir de l’algorithme ’Pathfinder’ (Schvaneveldt, Durso, & Dearholt, 1989). Ces deux épreuves ont été proposées, avant et après l’étude du texte, afin de rendre compte des modifications de la structure de connaissances des lecteurs, considérées comme des indicateurs du modèle de situation qu’ils ont construit durant la lecture (McNamara & al., 1996). Le troisième but de cette expérience était d’observer une interaction entre les connaissances des lecteurs et la cohérence sémantique du texte. Les relations temporelles et causales entre les faits spécifiques au domaine à acquérir déterminent la structure sémantique du texte. Ainsi, nous avons construit deux versions du texte expérimental sur le neurone : une version dont l’organisation sémantique respectait l’enchaînement temporo-causal des faits évoqués (i.e., version structurée), et une version non-structurée. Les résultats de cette première expérience confirment notre hypothèse selon laquelle l’apprentissage d’un domaine (le neurone) à partir d’un texte consiste non seulement en l’ajout de connaissances nouvelles dans la structure cognitive initiale (différenciation du réseau de connaissances), mais aussi en une réorganisation de cette structure de sorte qu’elle soit homologue à la structure (fonctionnelle) du domaine. De plus, l’accroissement de l’expertise se traduit par un traitement différencié des états et des événements relatifs au domaine, ainsi que par une focalisation sur les états qui semblent alors constituer les points d’ancrage de la représentation mentale du domaine. Enfin, en accord avec ce qui a été observé par McNamara et collaborateurs (1996), les débutants semblent bénéficier davantage d’un texte scientifique dans lequel les relations temporelles et causales entre les états et les événements évoqués sont mentionnées de façon explicite. En revanche, les experts tendent à traiter plus activement un texte dans lequel les relations de causalité sont supprimées et la séquence temporelle des états et des événements perturbée.

Notre deuxième expérience s’inscrit dans le cadre de travaux empiriques sur le rôle d’un organisateur initial sur la compréhension ultérieure d’un texte par des sujets de niveaux d’expertise différents (experts et débutants). Ces travaux (Mannes & Kintsch, 1987 ; Mannes & Hoyes, 1996) ont montré que, lorsque la structure (ou la perspective) du texte subséquent diffère de celle de l’organisateur initial, la compréhension de ce texte entraîne la révision du modèle mental initial (sa mise à jour) : il y a alors intégration des informations apportées par le texte aux connaissances acquises à partir de l’organisateur initial. L’objectif de notre expérience était double. D’une part, pour étendre les résultats de la première expérience quant à l’effet différentiel des deux types de représentations – états et événements – sur la construction du modèle de situation, nous avons étudié la relation entre la nature sémantique des connaissances apportées par l’organisateur initial et celle des informations nouvelles évoquées dans le texte subséquent. Deux conditions d’apprentissage ont été ainsi proposées. Dans la première, l’organisateur initial apportait des connaissances générales (sur le neurone) dont la catégorie sémantique (états versus événements) était identique à celle des informations spécifiques évoquées dans le texte subséquent (condition de congruence). Dans la seconde, la catégorie sémantique des connaissances de l’organisateur initial était différente de celle des informations du texte subséquent (condition de non-congruence). D’autre part, nous avons étudié l’effet des exigences de la tâche proposée aux lecteurs à l’issue de l’étude de l’organisateur initial, sur la compréhension du texte subséquent. D’après Graesser, Singer et Trabasso (1994), la réalisation d’une tâche à l’issue de la première phase d’apprentissage peut influencer les buts et stratégies de compréhension que les lecteurs adoptent au cours de la seconde phase d’apprentissage. Deux types de tâches ont été proposés aux lecteurs. Ils réalisaient soit un résumé sur la base de la représentation sémantique de l’organisateur initial, soit un schéma sur la base du modèle de situation. Nous avons ainsi supposé que la tâche de résumé inciterait les lecteurs à mettre en oeuvre un traitement ’sémantique’ du texte subséquent, tandis que la tâche de schéma les encouragerait à effectuer un traitement ’situationnel’. Les principaux résultats de cette expérience confirment nos hypothèses. D’une part, les experts ont plus de facilités que les débutants à produire des inférences pour relier les informations du texte subséquent à celles de l’organisateur initial, et donc à réviser leur modèle mental initial. D’autre part, la tâche de schéma facilite davantage la révision du modèle mental initial, comparée à la tâche de résumé. L’effet différentiel des deux types de tâches est d’autant plus important que les lecteurs sont experts dans le domaine évoqué. Les résultats montrent également, que les lecteurs qui disposent de connaissances initiales sur les états du domaine (i.e., acquises à l’aide de l’organisateur initial), ont construit une représentation mentale du texte subséquent plus accessible en mémoire, comparés à ceux qui disposent de connaissances initiales sur les événements. Enfin, alors que nous n’avions pas prédit un tel effet, il semble que la tâche de résumé favorise la construction d’une représentation mentale appropriée des événements relatifs au domaine, tandis que la tâche de schéma est davantage bénéfique à la construction de la représentation mentale des états.

Les deux autres expériences que nous avons menées et que nous présentons dans le quatrième chapitre, avaient pour but d’étudier l’effet des illustrations analogiques (des schémas) sur l’apprentissage d’un domaine scientifique particulier (le neurone) à partir de textes, chez des experts et des débutants du domaine. Deux principales raisons ont justifié cette piste de recherche. D’une part, l’usage extensif des illustrations dans les documents scientifiques atteste de leur rôle déterminant dans la représentation de notions complexes et généralement peu familières aux lecteurs. Ainsi, il semble nécessaire de rendre compte des processus à l’oeuvre dans l’intégration de ces deux sources d’informations (textes et illustrations). D’autre part, cette étude a émergé des résultats de la deuxième expérience quant à l’effet différentiel des deux types de tâches consécutives à la lecture de l’organisateur initial (résumé, schéma) sur le traitement du texte subséquent. Au même titre que le schéma effectué par le lecteur, nous supposons que les illustrations seraient des représentations analogiques (externes) de certains aspects du modèle mental de la situation évoquée, et qu’elles seraient par là même bénéfiques à sa construction (ou à sa révision). De plus, si l’on tient compte des résultats de la deuxième expérience, il semblerait que l’effet des illustrations serait fonction d’une part, de la catégorie sémantique des informations illustrées du texte (états versus événements), et d’autre part, du niveau d’expertise initial des lecteurs. Enfin, en accord avec les travaux empiriques de Dean et Enemoh (1983) et de Mayer et Anderson (1991, 1992), le rôle des illustrations serait différent en fonction de la place qu’elles occupent dans le déroulement de la lecture (i.e., illustrations placées avant, en même temps ou après leur description verbale). Pour tester ces hypothèses, nous avons construit deux versions illustrées d’un texte d’apprentissage se rapportant au neurone : une version dans laquelle seules les phrases sur les états du domaine étaient accompagnées d’illustrations analogiques (schémas), et une version dans laquelle seules les phrases sur les événements étaient illustrées. Dans notre troisième expérience, les informations textuelles et leurs illustrations étaient présentées de façon simultanée. En revanche, les illustrations étaient placées soit avant, soit après leurs correspondants textuels dans la quatrième expérience. Une tâche de reconnaissance amorcée (qui a été inspirée de celle proposée par van den Broek et Lorch en 1993) commune à ces deux expériences, permettait de rendre compte du degré d’incorporation des informations évoquées dans le texte illustré aux connaissances acquises à l’aide d’un organisateur initial. Selon Potts et Peterson (1985), les informations nouvelles apprises à partir d’un texte peuvent être soit directement reliées aux connaissances initiales des lecteurs, soit compartimentalisées en une sous-structure unique et isolée en mémoire. Ces résultats des troisième et quatrième expériences confirment nos hypothèses quant à l’effet des illustrations analogiques sur l’apprentissage à partir d’un texte scientifique. Plus précisément, les illustrations semblent exercer une influence plus importante lorsqu’elles représentent des états plutôt que des événements du domaine à acquérir. Par ailleurs, les débutants se focalisent davantage sur les illustrations d’états que sur les illustrations d’événements, tandis que l’inverse est observé pour les experts. Il apparaît également que les débutants profitent davantage des illustrations lorsqu’elles sont placées avant leurs commentaires verbaux, et qu’elles jouent le rôle d’organisateurs initiaux. En revanche, les experts tirent davantage profit des illustrations lorsqu’elles sont placées après leurs correspondants textuels, et qu’elles ont pour fonction de mettre à jour le modèle de situation qu’ils ont construit sur la base du texte. Enfin, ces résultats confirment l’idée selon laquelle le degré d’intégration des informations nouvelles en mémoire est fonction d’une part, de leur catégorie sémantique, et d’autre part, des connaissances des lecteurs.

Les conclusions issues de ce corpus de quatre expériences, permettent d’extraire de nouvelles pistes de recherche pour de futures perspectives de travail, et soulèvent des questions quant à la construction d’un support pédagogique qui serait adapté au domaine d’apprentissage et aux connaissances des lecteurs.