CHAPITRE 1
Les modèles de la compréhension de textes

Les textes qui font l’objet de nos travaux de recherche sont des textes scientifiques, dont l’objectif dominant est celui d’accroître les connaissances des lecteurs. Le contenu d’un texte scientifique est directement mis en relation avec un savoir théorique de référence (données véridiques et vérifiables), qui est relatif à des phénomènes (ou des systèmes) physiques, biologiques, ou techniques. Un texte scientifique peut être organisé selon deux types de plans : un plan expositif, et un plan explicatif. Le plan expositif procède de l’intention de se centrer sur l’organisation logique du contenu, sans tenir compte des connaissances supposées des lecteurs (visée informative neutre). Il consiste ainsi en une succession d’informations visant à faire connaître le ’quoi’ et le ’comment’ : les faits et phénomènes sont qualifiés, décrits et situés dans le temps et dans l’espace. En revanche, le plan explicatif exprime l’intention d’illustrer certains aspects du contenu susceptibles d’être problématiques pour les lecteurs. Il consiste ainsi à faire connaître le ’pourquoi’ : les rapports de causalité entre les faits et phénomènes sont explicités afin de résoudre la difficulté de compréhension. 

La compréhension d’un texte scientifique est une activité cognitive relativement complexe. Du fait de la limitation de ses ressources mnésiques et attentionnelles, le lecteur doit traiter séquentiellement le texte scientifique, cycle par cycle, chaque cycle comportant plusieurs propositions dont nous supposons que le nombre en mémoire est fonction de trois principaux facteurs : la complexité du contenu textuel, les connaissances supposées du lecteur sur le domaine abordé par le texte (dont est fonction l’intérêt cognitif que le lecteur porte au texte), ainsi que le but assigné à la lecture (lire pour comprendre ou lire pour apprendre). A l’heure actuelle, il n’existe pas de modèles théoriques qui soient spécifiques à la compréhension de textes scientifiques. Dans l’objectif de rendre compte des processus à l’oeuvre dans le traitement de ce type de textes, nous avons repris les hypothèses des différents modèles qui ont été proposés pour étudier la compréhension de textes narratifs (Fletcher & Bloom, 1988 ; Kintsch, 1988, 1998 ; Kintsch & van Dijk, 1978 ; Trabasso & van den Broek, 1985 ; van den Broek, Risden, Fletcher, & Thurlow, 1996 ; van Dijk et Kintsch, 1983). Ces modèles font l’objet d’une description détaillée dans le cadre de ce chapitre.

D’après ces différents modèles de la compréhension de textes, nous pouvons supposer qu’au cours de la lecture d’un texte scientifique, le lecteur se construit, pas à pas, une représentation interprétative cohérente de la signification (locale et globale). Il s’agit d’une représentation cohérente, en ce sens que le produit final du processus de compréhension est une structure unique (i.e., un réseau propositionnel) où sont intégrées les informations traitées et leurs interrelations. Les relations entre les propositions dans le réseau sont établies par deux types de critères : [1] la cohérence par le chevauchement d’arguments (partage d’un même référent), et [2] la cohérence par les relations causales. Les processus à l’oeuvre dans le maintien de la cohérence référentielle ont été décrits dans le modèle proposé par Kintsch et van Dijk (1978). Dans ce modèle théorique, deux propositions ne sont reliées que si elles ont en commun un (ou plusieurs) arguments, et si elles sont placées simultanément dans la mémoire de travail. De plus, la stratégie ’du bord d’attaque’ qui incorpore un principe d’importance est utilisée pour prédire quelles sont les propositions contenues en mémoire de travail à chaque cycle de traitement. Les processus à l’oeuvre dans le maintien de la cohérence causale ont été décrits dans le modèle proposé par Trabasso et van den Broek (1985). Ce modèle représente le réseau propositionnel comme un ’espace-problème’, dans lequel sont définis les états initial et final de la situation évoquée dans le texte, et à partir duquel sont émises des hypothèses quant aux rapports de causalité possibles entre ces états. Pour établir la structure causale du réseau, le critère de ’nécessité dans les circonstances’ selon lequel une conséquence ne peut prendre place si la cause ne se produit pas, est utilisé. De plus, les propositions qui sont maintenues en mémoire de travail à chaque cycle de traitement, sont celles qui s’avèrent être les plus utiles pour comprendre la structure causale du texte. Elles sont déterminées par les stratégies de ’l’état courant’ et de ’l’état courant /but’ qui reflètent les tentatives du lecteur à relier chaque élément textuel nouveau à son antécédent causal immédiat et au but qui le motive.

La représentation qui est construite durant la lecture d’un texte scientifique est également interprétative, dans la mesure où interviennent dans cette construction les connaissances dont le lecteur dispose à propos du domaine traité. Le fait d’interpréter les informations textuelles sur la base de ses connaissances initiales, permet au lecteur de former un niveau de représentation plus riche et plus complexe : le modèle de situation (van Dijk & Kintsch, 1983). Le modèle de situation est défini comme la représentation mentale des individus, états et événements qu’évoque le texte. La notion de modèle de situation est centrale dans nos travaux de recherche, et ce pour deux raisons principales. D’une part, la construction d’un modèle de situation est indispensable lorsqu’il s’agit de traiter des notions scientifiques abstraites. Du fait du caractère incrémentatif du modèle de situation (Garnham & Oakhill, 1993), le modèle qui est formé à un moment donné de la lecture sert de guide à l’intégration des informations subséquentes du texte. Il permet au lecteur de produire des inférences sur les relations fonctionnelles (temporo-causales) entre les entités d’un système complexe, de simuler mentalement la modification d’un état du système et les conséquences de cette modification. D’autre part, la construction du modèle de situation est indispensable lorsque l’objectif du lecteur est d’acquérir des connaissances nouvelles sur le domaine évoqué dans le texte. En effet, il est le résultat d’un processus d’intégration des informations apportées dans le texte aux connaissances initiales du lecteur (Kintsch, 1994). Les modèles récents qui décrivent le rôle des connaissances du lecteur dans la construction du modèle de situation au cours de la lecture, et que nous présentons dans la deuxième partie de ce chapitre, sont les modèles de Construction-Intégration (Kintsch, 1988, 1998) et Landscape (van den Broek & al., 1996). Ces deux modèles consistent en une approche connexionniste de la compréhension de textes selon laquelle les connaissances ne sont pas stockées de façon permanente dans des structures rigides (e.g., des schémas), mais sont générées sous la forme de patterns d’activation dans le contexte de la tâche pour laquelle elles sont requises.