1.1.3. Le modèle de Fletcher et Bloom (1988) : les liens référentiels et causaux coexistent-ils réellement dans la représentation ?

Fletcher et Bloom (1988) ont tenté d’unifier les deux approches de la compréhension de textes que nous venons de décrire. Pour la première, celle de Kintsch et van Dijk (1978), la cohérence est assurée en maintenant, d’un cycle de traitement à l’autre, un nombre limité de propositions en mémoire de travail sélectionnées sur la base d’un principe d’importance et reliées selon le critère de chevauchement d’arguments. Le rappel d’une proposition du texte est alors déterminé par le nombre de cycles de traitement où cette proposition réside en mémoire de travail. Pour la seconde, celle de Trabasso et van den Broek (1985), la cohérence nécessite l’identification de la structure causale du texte, c’est-à-dire la construction, sur la base du critère de nécessité dans les circonstances, de tous les liens causaux possibles entre les états évoqués dans le texte. Le rappel d’un état du texte dépend alors d’une part, du nombre de relations causales que cet état entretient avec le reste du texte et d’autre part, de son appartenance à la chaîne causale (i.e., le chemin critique).

Dans leur modèle, Fletcher et Bloom (1988) supposent donc que les cohérences référentielle et causale contribuent conjointement à la cohérence du texte. Ils font ainsi l’hypothèse que ce sont les propositions jugées les plus importantes pour identifier la structure causale du texte qui sont maintenues en mémoire de travail. La probabilité de rappel d’une proposition serait alors fonction à la fois de la durée pendant laquelle elle réside en mémoire de travail, et du nombre de relations possibles qu’elle entretient avec les autres propositions. Pour former la structure causale en mémoire de travail, le lecteur peut faire appel à deux stratégies possibles : la stratégie dite de ’l’état courant’ et celle dite de ’l’état courant/but’. La première stratégie consiste à sélectionner les propositions qui contiennent l’état courant (dernier état) de la chaîne causale linéaire, ainsi que celles qui rendent compte de cet état. Une telle stratégie permet au lecteur ’‘de maximiser la cohérence locale d’un texte tout en produisant un effort minimal’’ (Tapiero, 1992, p. 31). La seconde stratégie suppose que le lecteur stocke en mémoire de travail à la fois l’état courant de la chaîne causale, et la proposition qui décrit le but superordonné. Cette stratégie implique un traitement supplémentaire, puisque le lecteur tente en permanence de relier chaque nouveau segment du texte à son antécédent causal immédiat et au but qui l’intéresse.

Dans le but de tester leurs hypothèses, Fletcher et Bloom (1988) ont analysé des protocoles de rappel d’un segment textuel en fonction de trois principaux facteurs : [1] l’appartenance ou non à la chaîne causale, [2] le nombre de liaisons causales possibles qu’une proposition relative à un état entretient avec les autres états du texte, et [3] le nombre de liaisons référentielles possibles qu’une proposition entretient avec les autres propositions du texte. Conformément à ce qui a été observé par Trabasso et van den Broek (1985), l’appartenance à la chaîne causale et le nombre de relations causales sont des facteurs déterminants dans la mémorabilité d’un élément textuel (une proposition). Toutefois, si les résultats rendent compte du fait que les relations causales contribuent à la cohérence du texte, l’importance des relations référentielles est moins évidente.

Ces résultats s’opposent à ceux obtenus par Tapiero et Denhière (1997) ainsi que par Dopkins (1997). Tapiero et Denhière (1997) ont examiné l’effet des facteurs Nature sémantique et Importance relative des propositions dans le rappel de récits par des enfants de 7 ans. Ils ont ainsi observé que le nombre de propositions rappelées était plus élevé pour des récits avec un plus grand nombre de propositions jugées importantes par les adultes, et ce quel que soit le nombre de propositions dénotant des états et des événements. D’autre part, Dopkins (1997) a utilisé une tâche dite ’d’appartenance à la phrase’ (sentence membership task) dans le but de montrer que les deux catégories de liens prédits par les deux classes d’hypothèses (liens référentiels et causaux) sont toutes les deux présentes dans la représentation en réseau du texte. Après avoir traité le texte, les sujets devaient indiquer, pour chaque paire de mots présentée, si elle appartenait ou non à la même phrase du texte. Un effet de distance a été mis en évidence : les temps de réponse et les taux d’erreurs tendent à diminuer, lorsque la distance cognitive entre les deux mots-test augmente dans la représentation du texte. Cet effet est conforme aux prédictions qui ont été formulées sur la base du principe de chevauchement d’arguments. Néanmoins, ce résultat ne permet pas d’infirmer la collaboration des liens causaux à la construction d’une représentation cohérente du texte. Ainsi, pour interpréter ce résultat, Dopkins (1997) fait l’hypothèse selon laquelle les relations causales seraient encodées à un niveau de représentation plus abstrait que celles de nature référentielle et que la tâche d’appartenance à la phrase serait principalement sensible au niveau de traitement de la cohérence référentielle.