2.1.1.a Une représentation en réseau sémantique des connaissances

Les structures de connaissances : des réseaux associatifs de propositions

Dans le modèle de Construction-Intégration de Kintsch (1988, 1998), l’organisation des connaissances est exprimée par un réseau associatif de propositions – le réseau de connaissances. L’architecture du réseau de connaissances est similaire à celle du réseau sémantique proposé par Collins et Quillian (1969), et qui a été le premier formalisme de représentation des connaissances en mémoire permanente. L’automate devait pouvoir mettre en rapport l’information présente dans le texte avec l’information préexistante qu’il possède sur le monde. Dans le réseau de connaissances tel qu’il a été défini par Kintsch (1988, 1998), les noeuds sont des concepts organisés soit en propositions (certains concepts – les prédicats – mettent en relation d’autres concepts – les arguments), soit en objets structurés (i.e., graphes, schémas, scripts), soit en règles de production. Les liens entre les noeuds représentent les relations psychologiquement significatives entre les concepts correspondants : elles peuvent être des relations d’inclusion de classes (la relation ’est une sorte de...’) qui produisent une hiérarchie de concepts (des plus généraux aux plus spécifiques) (Collins & Quillian, 1969), des relations parties-tout qui organisent les concepts d’objets ou d’événements dans les schémas ou dans les scripts (Schank & Abelson, 1977), des relations spatiales, temporelles, causales ou conditionnelles. Les liens dans le réseau de connaissances ne sont pas étiquetés et varient en poids. Le poids d’un lien reflète la relation de proximité sémantique entre les deux concepts qu’il relie, relation qui est généralement dissimulée au niveau littéral de l’information.

La signification d’un noeud dans le réseau est donnée par la position de ce noeud dans le réseau, c’est-à-dire par le poids des relations qu’il entretient avec les noeuds qui lui sont voisins (proches ou éloignés). Ainsi, les noeuds voisins d’un concept constituent la signification centrale de ce concept, tandis que sa signification globale peut être obtenue par l’exploration de ses relations avec tous les autres noeuds du réseau (Kintsch, 1988, 1998 ; Schvaneveldt, Durso, & Dearholt, 1989). Cette définition de la signification est ‘une définition abstraite, linguistique plutôt que psychologique’ (Kintsch, 1998, p. 74). Psychologiquement, un concept n’a pas un sens fixe et permanent en mémoire. Seuls les noeuds de son voisinage qui sont activés en même temps que lui (et donc maintenus en mémoire de travail) dans le contexte d’une tâche, contribuent à sa signification. De plus, ce qui est activé au cours du processus de construction de la signification d’un noeud du réseau est fonction non seulement du noeud lui-même, mais aussi de l’état de la capacité de stockage de la mémoire de travail ainsi que de facteurs tels que les objectifs du sujet, ses expériences initiales, son état émotionnel, les contextes sémantique et situationnel.

La signification d’un noeud dans le réseau est donc une entité dynamique qui varie en fonction des exigences du contexte (Denhière & Baudet, 1992). Ainsi, si nous reprenons l’exemple de Tijus et Moulin (1996), la signification de l’énoncé ’Tu prends le piano?’ est différente dans le contexte d’un déménagement, et dans le contexte d’une répétition musicale. Par ailleurs, des sens quelque peu différents d’un même concept peuvent être obtenus même si le réseau de connaissances et le contexte du texte restent les mêmes, simplement du fait de la nature probabiliste des traitements qui déterminent quels seront parmi tous les éléments de connaissance possibles ceux qui seront conscients (Kintsch, 1998). Parmi les travaux qui ont démontré le caractère flexible et dépendant du contexte des concepts, plusieurs ont utilisé le paradigme de vérification d’énoncés. Une étude représentative est celle qui a été menée par McKoon et Ratcliff (1988). Pour les auteurs, les deux propriétés du concept ’tomate’ qui sont connues de façon équivalente sont les suivantes : [1] les tomates sont rondes, et [2] les tomates sont rouges. Néanmoins, ils ont montré que la disponibilité respective de ces deux propriétés dépendait fortement du contexte dans lequel le concept ’tomate’ était utilisé. A l’issue de la lecture d’un court paragraphe dans lequel le mot ’tomate’ était présenté sans indice sur sa forme, la phrase ’les tomates sont rouges’ était vérifiée plus rapidement que la phrase ’les tomates sont rondes’. En revanche, après la lecture d’un paragraphe décrivant un enfant faisant rouler une tomate le long d’un parquet, la phrase ’les tomates sont rondes’ était vérifiée plus rapidement.

Alors que le réseau de connaissances est une structure relativement permanente, la portion du réseau qui a été activée en mémoire de travail lors de la construction de la signification est flexible, changeante et temporaire. Cette distinction renvoie à celle qui a été faite entre les connaissances et les représentations au sens strict. La représentation (sémantique) est une construction circonstancielle et labile en mémoire, qui est finalisée par les exigences de la tâche et par la nature des décisions à prendre (Richard, 1990). En fonction de la profondeur du traitement à l’oeuvre au moment de l’encodage, certaines composantes de la représentation occurrente peuvent être stockées de façon définitive dans la structure de connaissances : nous parlons alors d’acquisition ou de construction de connaissances. Pour Ehrlich (1985), lorsque les concepts du réseau de connaissances sont transférés en mémoire de travail pour construire une représentation, ils subissent un important changement d’état. Ces unités inactives, polysémiques et indépendantes se transforment en éléments actifs, affectés à un contenu informatif spécifique et structurés par des coordinations horizontales (relations orientées de nature spatiale, temporelle et causale) et des coordinations verticales (hiérarchie de type catégoriel). Malgré un tel changement d’état, nous pouvons considérer les représentations comme des indicateurs des réseaux de connaissances dont elles sont dérivées.

Au cours de la construction de la signification, le réseau de connaissances peut servir de structure de récupération au sens d’Ericsson et Kintsch (1995). Lorsque l’un des concepts du réseau est transféré en mémoire de travail (focus de l’attention, mise en conscience), les concepts qui lui sont directement reliés peuvent être récupérés dans un délai de 400 ms (Kintsch, 1998). Ces éléments directement récupérés constituent ce que Ericsson et Kintsch (1995) appellent la mémoire de travail à long-terme. L’accès à ces éléments s’effectue par propagation de l’activation du noeud principal selon un gradient décroissant proportionnel au poids des connexions (Anderson, 1983). Par conséquent, la recouvrement d’un concept en mémoire consiste en une évaluation des relations qu’il entretient avec les concepts de son voisinage dans le réseau. Pour Anderson (1983), plus le nombre de concepts qui sont reliés à cette connaissance est grand, et plus le processus de recouvrement devrait prendre du temps : c’est l’effet ’fan’. D’après cette hypothèse, un expert dans un domaine particulier devrait être plus lent à rappeler ses connaissances qu’un novice. Des recherches (e.g., Smith, Adams & Schorr, 1978) ont pourtant montré le contraire : des sujets sont capables de récupérer des informations sur un domaine dans lequel ils sont experts au moins aussi rapidement que les novices. Afin d’expliquer la diminution de l’ampleur de l’effet ’fan’, Naveh-Benjamin, McKeachie, Lin et Tucker (1986) ont fait l’hypothèse d’une différence de quantité d’organisation entre les réseaux de connaissances des experts et des novices. La quantité d’organisation dans un réseau correspond au degré avec lequel les connaissances ont tendance, soit à se distinguer les unes des autres, soit à s’organiser de façon hiérarchique à l’intérieur de groupements (chunks), chacun représentant une partie cohérente du réseau. Ainsi, l’accroissement de l’expertise dans un domaine consisterait non seulement en une expansion du réseau de connaissances, mais aussi en une modification qualitative de cette structure. Du fait de l’application répétée de leurs connaissances dans des situations similaires, les experts auraient tendance à ’encapsuler’ leurs connaissances. Les concepts de bas niveau et leurs relations dans le réseau se regrouperaient alors de façon progressive en un nombre restreint de concepts de haut niveau ayant le même pouvoir explicatif (Glaser & Chi, 1988 ; Schmidt & Boshuizen, 1993). La récupération d’une connaissance encapsulée en mémoire entraînant l’activation de l’ensemble des concepts du groupement auquel elle appartient, ceci expliquerait pourquoi les experts peuvent avoir accès rapidement à une quantité importante d’informations sans le risque d’une surcharge en mémoire de travail (Kintsch, 1982).

Enfin, il apparaît que la quantité d’organisation dans un réseau de connaissances détermine la façon dont les informations sont traitées en mémoire de travail. Schmidt et Boshuizen (1993) ont montré que les experts dans un domaine particulier ne rappelaient que partiellement les informations d’un texte sur ce domaine comparés à des sujets dont le niveau d’expertise était intermédiaire. Ainsi, l’organisation sous un mode encapsulé de leurs connaissances contraindrait les experts à traiter les informations sous un format encapsulé.