Effet des connaissances initiales des lecteurs

Pour rendre compte de l’effet principal des connaissances initiales des lecteurs sur la compréhension et l’apprentissage à partir d’un texte scientifique, nous nous sommes appuyées sur le modèle théorique de la compréhension de textes proposé par van Dijk et Kintsch (1983). Dans ce modèle, deux niveaux de représentation sont postulés : d’une part, la représentation sémantique du texte, et d’autre part, le modèle de situation. Ainsi, la représentation sémantique (propositionnelle) correspond au niveau d’organisation de la signification locale (la microstructure) et globale (la macrostructure) du texte. Elle est une représentation relativement compartimentalisée (ou encapsulée) en mémoire, sur la base de laquelle les lecteurs peuvent réaliser des tâches purement mnésiques telles que le rappel ou le résumé du texte. Ainsi, la trace mnésique de la représentation sémantique du texte décroît rapidement en mémoire. Le niveau du modèle de situation correspond à la représentation de ce que le lecteur a appris à partir du texte, détachée de la structure textuelle, et directement intégrée à ses connaissances initiales en mémoire. A partir du modèle de situation, le lecteur peut réaliser des tâches cognitives complexes telles que la vérification d’inférences, la classification de concepts relatifs au domaine évoqué dans le texte. Le poids de la trace mnésique du modèle de situation reste élevé, et ce quel que soit le délai. Dans ce cadre, les connaissances initiales du lecteur sur le domaine à acquérir sont un facteur déterminant dans l’interprétation des informations du texte.

Ainsi, de nombreux travaux ont montré que si tous les lecteurs étaient capables de former une représentation sémantique appropriée du texte, seuls certains pouvaient élaborer un modèle de situation adéquat (e.g., Fincher-Kiefer & al., 1988 ; Kintsch, & al., 1990 ; Tardieu & al., 1992). En particulier, les connaissances initiales des lecteurs sur le domaine auquel réfère le texte, auraient une influence sur la formation du modèle de situation. Ainsi, Tardieu et collaborateurs (1992) ont montré qu’à l’issue de la lecture d’un texte (se rapportant à la mémoire), des experts et novices du domaine évoqué, ne se différenciaient pas dans les performances à des questions de type ’paraphrases’ qui testaient la représentation sémantique du texte. En revanche, les experts étaient plus rapides que les novices pour répondre à des questions de type ’inférences’ qui testaient le modèle de situation. Kintsch et collaborateurs (1990) ont aussi mis en évidence un effet des connaissances initiales sur la vérification d’inférences. Ils ont ainsi démontré qu’un temps supplémentaire accordé au traitement des inférences a entraîné une hausse de la fréquence des réponses ’vraies’ pour les experts et, en revanche, un déclin de cette même mesure pour les débutants. Pour interpréter ce résultat, les auteurs (Kintsch & al., 1990) ont fait la distinction entre une stratégie de traitement immédiat qui opèrerait au niveau de la représentation sémantique du texte, et une stratégie ’wait and see’ qui interviendrait au niveau du modèle de situation. Ces différents résultats nous conduisent donc à supposer qu’un expert dans le domaine évoqué par le texte scientifique, devrait former un modèle approprié et élaboré de la situation, tandis qu’un débutant ne serait capable de construire qu’un modèle du texte scientifique.

Les précédentes études que nous venons d’évoquer, ont démontré que les experts avaient la capacité, sur la base de leur modèle de situation, de produire plus d’inférences à partir des informations explicites du texte, comparés aux débutants. D’autres travaux ont étudié la relation directe entre la production d’informations implicites et les niveaux d’expertise (e.g., Gobbo & Chi, 1986 ; Stein, Bransford, Franks, Vye, & Perfetto, 1982 ; Yekovich, Walker, Ogle, & Thompson, 1990). Stein et collaborateurs (1982) ont ainsi observé une différence dans la production spontanée d’élaborations entre des experts et des novices sur le domaine – les robots. Les élaborations sont une catégorie d’inférences qui enrichissent le contenu de la représentation initiale en apportant, par exemple, des spécifications de relation. Dans l’expérience proposée, les auteurs ont construit deux versions d’un même texte sur le domaine (versions explicite et non-explicite). La version non-explicite décrivait un robot, sans établir de liens entre les structures et les fonctions de ce robot. La version explicite apportait des explications sur ces liens. Les résultats de cette expérience ont montré que la compréhension des débutants était meilleure pour la version explicite que pour celle non-explicite, tandis qu’il n’y avait pas de différence entre les deux versions pour les experts. De plus, les experts traitaient plus longuement la version non-explicite que celle explicite, alors que l’inverse a été observé pour les débutants. Ainsi, il semble que les experts aient produit des élaborations pour relier les différentes caractéristiques du robot pendant la lecture de la version non-explicite, et que cette activité consomme du temps. En revanche, les débutants n’ont pas su estimer la difficulté de la version non-explicite, et l’ont traitée rapidement.

Gobbo et Chi (1986) ont aussi étudié la production d’informations explicites et implicites sur un domaine particulier (les dinosaures) par des enfants plus ou moins familiers du domaine. La tâche des enfants était de nommer vingt dinosaures, tous présentés sur des photos, et d’écrire tout ce qu’ils connaissaient sur ces différents animaux. Les protocoles de production ont été analysés, en tenant compte du type d’informations produites (explicites et implicites). Les informations étaient jugées comme explicites, lorsqu’elles étaient élaborées à partir d’indices perceptifs directement observables sur chaque photo, et comme implicites lorsqu’elles étaient relatives à des caractéristiques non directement perceptibles ou interprétables à partir de ces supports. Ainsi, Gobbo et Chi (1986) ont démontré que les experts et les novices du domaine ne se différenciaient pas dans le nombre d’informations explicites produites. En revanche, comparés aux débutants, les experts ont proposé un plus grand nombre d’informations implicites, et ce même pour les dinosaures dont ils n’avaient jamais eu connaissance. Ainsi, il apparaît que les experts peuvent utiliser leurs connaissances pour générer de l’information sur des concepts nouveaux du domaine. Enfin, Yekovich, Walker, Ogle et Thompson (1990) ont montré que des lecteurs avec de faibles aptitudes verbales et de nombreuses connaissances sur le domaine représenté par le texte, produisaient au cours de la lecture autant d’inférences que des lecteurs avec de fortes aptitudes verbales. Les connaissances initiales sur un domaine permettraient, par conséquent, non seulement d’accéder à des informations pertinentes pour la compréhension, mais aussi d’élargir les capacités de traitement verbal à l’intérieur du domaine.

Il semble donc que la construction du modèle de la situation évoquée dans le texte, ainsi que la production d’inférences (élaboratives) sur la base de ce modèle, soient fonction des connaissances initiales des lecteurs. Dans le premier chapitre de cette thèse, nous avons évoqué le caractère incrémentatif du modèle de situation (Cf., Garnham et Oakhill, 1993). Ainsi, le modèle de situation qui est construit à un moment donné de la lecture guide l’intégration des informations subséquentes du texte. Dans ce cadre, nous pouvons supposer que les connaissances initiales du lecteur ont un effet sur le traitement on-line du texte. Selon Deschênes (1988), les processus qui sont les plus influencés par les connaissances initiales des lecteurs au cours de la lecture d’un texte sont l’activation de concepts et la hiérarchisation des informations textuelles. Dès le début de la lecture, un processus d’activation s’enclenche pour rendre disponibles en mémoire les concepts pertinents pour l’interprétation du texte subséquent (Kintsch & van Dijk, 1978 ; van den Broek & al., 1996). L’activation de concepts serait plus rapide chez les experts que chez les débutants du domaine décrit par le texte, ce qui conduirait à des temps de lecture du texte plus longs pour les débutants que pour les experts. Deux arguments peuvent être avancés pour expliquer une telle différence experts-novices. D’une part, contrairement aux débutants, les experts ont la capacité d’associer les portions pertinentes de la représentation initiale du texte en mémoire à long-terme à des indices de récupération stockés en mémoire de travail (Ericsson & W. Kintsch, 1995). L’activation momentanée des indices par le traitement du texte subséquent permet ainsi de rétablir partiellement les conditions d’encodage des informations en mémoire à long-terme, et facilite par là-même leur récupération. D’autre part, les structures de connaissances des experts et des débutants se différencient en termes de quantité d’organisation (Naveh-Benjamin & al., 1986). Les connaissances des experts sont organisées sous un mode encapsulé (Schmidt & Boshuizen, 1993), c’est-à-dire regroupées en plusieurs sous-séries (chunks) contenant chacune un petit nombre de faits (ou propositions), et pouvant être récupérées de façon sélective (McCloskey & Bigler, 1980). L’accès à l’information pertinente en mémoire serait rapide chez les experts, car il consisterait à sélectionner la sous-série appropriée, et à effectuer une recherche parmi un nombre restreint de faits. En revanche, les connaissances des débutants forment le plus souvent une seule liste non-structurée, ou peuvent être organisées en quelques regroupements contenant chacun un grand nombre de faits. Pour les débutants, l’information pertinente serait moins rapidement accessible, car la recherche en mémoire aurait lieu soit dans la liste complète, soit dans une sous-série plus large de faits.

Le second processus qui semble être influencé par les connaissances initiales des lecteur, concerne la sélection des informations importantes pour la progression du thème évoqué, et qui constituent la macrostructure du texte. Pour Rossi (1991), l’importance qui est accordée par le lecteur en fonction de ses connaissances initiales est considérée comme l’importance subjective. Birkmire (1985) a montré que des experts en physique moderne traitaient plus longuement les phrases qui occupaient une place élevée dans la macrostructure d’un texte portant sur le laser que les phrases de niveaux intermédiaire ou inférieur. En revanche, ces différences n’ont pas été observées lorsqu’ils lisaient un texte sur un domaine pour lequel ils ne disposaient pas (ou de peu) de connaissances (la musique) ou lorsqu’ils lisaient un texte narratif. Les travaux de Roller (1985) cité par Deschênes (1988) ont également illustré la contribution des connaissances initiales dans le traitement de l’importance des informations textuelles. Dans l’expérience réalisée par Roller (1985), deux groupes de sujets ont été distingués : des sujets qui recevaient un enseignement sur le domaine évoqué par le texte subséquent (sujets avec des connaissances initiales), et des sujets qui ne recevaient pas cet enseignement (sujets novices). Les deux groupes de sujets ont effectué une tâche de jugement d’importance des informations évoquées dans le texte. Les résultats ont ainsi montré que les sujets avec des connaissances initiales évaluaient comme importantes les mêmes informations textuelles, ce qui n’était pas le cas pour les sujets novices. Ce résultat renforce donc l’idée selon laquelle plus les sujets sont experts dans un domaine, plus leurs structures de connaissances sont similaires les unes aux autres, et plus les macrostructures qu’ils construisent d’un même texte sont susceptibles d’être équivalentes : ils attribueraient à l’information textuelle une même place dans leurs structures de connaissances.

Les connaissances initiales des lecteurs semblent être un facteur déterminant à la fois dans la construction du modèle de situation, dans la production d’inférences et dans le traitement on-line des informations textuelles. D’autres travaux ont également mis en évidence un effet des connaissances initiales sur le rappel des informations textuelles (e.g., Kintsch, 1982 ; Patel & Groen, 1991 ; Schmidt & Boshuizen, 1993 ; Spilich, Vesonder, Chiesi, & Voss, 1979). Spilich et collaborateurs (1979) ont observé que des experts dans le domaine du base-ball rappelaient plus d’informations pertinentes sur le compte-rendu d’un match de base-ball que les novices. Kintsch (1982) explique cette différence experts-novices en évoquant le fait que les connaissances initiales permettent la mise en oeuvre de stratégies mnésiques de structuration du matériel textuel, et par là-même l’augmentation de la capacité de la mémoire de travail. Les informations du texte seraient alors organisées en groupements (chunks), directement reliés à une structure hiérarchique en mémoire à partir de laquelle le recouvrement pourrait être effectué plus facilement (Ericsson & W. Kintsch, 1995). Patel et Groen (1991), ainsi que Schmidt et Boshuizen (1993) se sont intéressés aux niveaux intermédiaires dans le domaine de l’expertise médicale. Ils ont mis en évidence un résultat qui semble être contradictoire avec ce qui a été observé par Spilich (Spilich & al., 1979), et qui a montré que des sujets intermédiaires (étudiants en 3e année de médecine) rappelaient plus d’informations sur un cas clinique que des experts (médecins expérimentés). Pour expliquer ce résultat qui est appelé ’effet intermédiaire’, Schmidt et Boshuizen (1993) ont évoqué le fait que les experts ont une représentation mentale du domaine qui est relativement condensée en des concepts de haute généralité. Ainsi, étant donné l’organisation ’encapsulée’ de leurs connaissances, les experts auraient tendance à traiter les informations textuelles selon un mode d’encapsulation. En d’autres termes, le modèle mental que les experts disposent sur un cas clinique les conduisent à sélectionner les indices critiques pour la situation évoquée (informations sur les symptômes), et à écarter les autres (connaissances sur les principes qui sous-tendent la manifestation des symptômes).

En résumé, nous pouvons supposer que la construction du modèle de situation dont dépend l’apprentissage à partir du texte (Kintsch, 1994) serait favorisée lorsque le lecteur dispose suffisamment de connaissances sur la situation (i.e., le domaine) décrite dans le texte scientifique. En retour, à partir du modèle formé à un moment donné de la lecture, le lecteur pourrait produire (automatiquement) des inférences qui faciliteraient le traitement et l’intégration des informations subséquentes du texte. D’autre part, plus le lecteur dispose de connaissances sur le domaine évoqué par le texte, plus son modèle mental serait élaboré, et plus il effectuerait un traitement différentiel des informations du texte en fonction de leur importance dans la compréhension du domaine traité.