Effet des connaissances initiales des lecteurs en relation avec le domaine

Pour décrire le domaine traité par le texte scientifique, nous nous sommes appuyées sur la formalisation en systèmes proposée par Baudet et Denhière (1991). Ce formalisme de représentation s’inscrit dans le cadre d’une sémantique cognitive (Cf. Baudet, 1990 ; François, 1989, 1990, 1997 ; Jackendoff, 1983) qui définit les individus, états et événements comme des invariants cognitifs des domaines et de leurs modèles mentaux. Selon Baudet et Denhière (1991), la structure des domaines et des modèles mentaux (de situation) qui les représentent, peut être décrite à deux niveaux : ceux de la micro- et de la macrostructure. Ces deux niveaux peuvent être mis en relation avec ceux qui organisent la structure sémantique des textes, i.e., la micro- et la macrostructure prévues par le modèle de Kintsch et van Dijk (1978). Baudet et Denhière (1991) postulent que pour former la microstructure du modèle de situation, le lecteur doit construire les représentations des individus, des états et des événements de la situation décrite par le texte. Pour former la macrostructure du modèle de situation, le lecteur doit restructurer la microstructure en une structure hiérarchique ou système. Trois types de systèmes ont été distingués : [1] un système relationnel dans lequel les individus sont reliés par des relations statives (e.g., relations spatiales), [2] un système transformationnel dans lequel les états et les événements sont reliés par des relations temporo-causales, et [3] un système fonctionnel dans lequel les états et les événements sont reliés par des relations en but/sous-buts. Cette notion de système a été validée au niveau expérimental (e.g., Baudet & Denhière, 1991 ; Cailliès & Tapiero, 1997 ; Tapiero, 1991). Tapiero (1991) a observé un effet de l’interaction entre les connaissances initiales des lecteurs (i.e., experts, novices) et la structure d’un domaine particulier (les animaux marins) sur les temps de lecture. Le domaine évoqué a été décomposé en quatre sous-domaines (ou sous-systèmes) (deux correspondant à des catégories - les poissons et les mammifères marins - et deux à des sous-catégories - les dauphins et les lamantins), à partir desquels quatre textes ont été construits. Les résultats ont indiqué qu’en phase d’apprentissage, les experts lisaient plus longuement les textes sur les catégories que les débutants. En revanche, l’inverse a été observé pour les textes sur les sous-catégories. Il apparaît donc que les experts se focalisent davantage sur les informations qui sont relatives à la macrostructure du domaine, tandis que les débutants s’attachent à traiter préférentiellement les informations relatives à la microstructure du domaine. De plus, Baudet et Denhière (1991) ont étudié la structure de la représentation mentale d’un système fonctionnel complexe (le démarrage d’une automobile) à partir de textes chez des experts et des novices du domaine. Les résultats de cette expérience (qui a déjà fait l’objet d’une présentation, Cf. p. 66) ont montré que les experts et les novices se différenciaient non seulement dans le nombre de connaissances présentes en mémoire, mais aussi dans l’organisation en système fonctionnel (et en sous-systèmes). D’autre part, les auteurs ont observé que l’apprentissage à partir des textes se traduisait par une augmentation du nombre de connaissances, et par une meilleure organisation de la représentation mentale en système. Enfin, Cailliès et Tapiero (1997) ont étudié les effets de la structure sémantique du texte – telle qu’elle est déterminée par l’analyse en système – sur la compréhension et l’apprentissage d’un autre système fonctionnel (le texteur Word) chez des sujets novices, intermédiaires et experts. Elles ont construit deux types de textes d’apprentissage présentant les mêmes états et événements du système, mais se différenciant par leurs caractéristiques de cohérence déterminées par l’analyse du domaine en système fonctionnel. Les trois groupes de sujets lisaient un des deux types de texte (causal et téléologique), puis effectuaient un rappel indicé ainsi qu’une tâche de reconnaissance d’énoncés. Les résultats ont montré que l’accroissement de l’expertise peut être décrite par une évolution de la structuration des représentations vers un système fonctionnel autonome formé de sous-systèmes reliés par des relations en buts/sous-buts, évolution qui se traduit par une augmentation de la rapidité de lecture et par une plus grande facilité à relever les informations pertinentes du texte. De plus, il apparaît que les experts ont une représentation mentale homologue de la macrostructure du domaine (téléologique) par rapport aux novices et aux intermédiaires qui structurent leurs connaissances de façon causale. Ainsi, un novice qui apprend le fonctionnement d’un système, mémoriserait les informations de façon linéaire (temporo-causalement). Enfin, Cailliès et Tapiero (1997) ont mis en évidence un effet ’intermédiaire’ (Schmidt & Boshuizen, 1993) : les sujets intermédiaires ont rappelé autant d’informations suite à la lecture du texte causal que les sujets experts. Pour interpréter ce résultat, les auteurs ont alors supposé que les sujets intermédiaires ont compartimentalisé les connaissances apprises, ce qui leur faciliterait l’accès à certaines informations (celles sur le texte causal), et leur permettrait de récupérer facilement les informations lues comme un tout, ce tout étant peu relié à leurs connaissances préexistantes.

Sur la base de ces différents résultats, nous avons élaboré des hypothèses quant à l’effet de l’interaction entre les connaissances initiales des lecteurs (experts, débutants) et la structure du domaine scientifique particulier que nous étudions – le neurone. L’analyse en systèmes (Cf. Baudet & Denhière, 1991) nous a conduit à envisager une description du neurone en deux niveaux : local (la microstructure du domaine) et global (la macrostructure du domaine). Au niveau local, le neurone est représenté comme une structure relationnelle, décomposable en plusieurs constituants anatomiques qui ont des propriétés stables, et qui sont reliés par des relations spatiales. Au niveau global, le neurone est décrit comme une structure fonctionnelle : chaque constituant est affecté d’une fonction particulière au cours du traitement de l’information nerveuse, et les états et événements sont organisés par des relations temporo-causales. Nous supposons un effet de cette interaction sur le traitement on-line du texte scientifique. Plus précisément, les experts devraient se centrer davantage sur les informations relatives aux aspects fonctionnels du système, que sur celles relatives à ses aspects relationnels. En revanche, le pattern inverse devrait être observé pour les débutants. De plus, selon Tapiero (1992), un débutant qui apprend le fonctionnement d’un système ’‘rechercherait la constance’’, tandis qu’un expert manifesterait un intérêt cognitif plus important pour les transformations qui opèrent sur le système. En conséquence, les débutants devraient traiter préférentiellement les informations qui décrivent les aspects statiques du système (i.e., les états du système), tandis que les experts devraient se focaliser davantage sur les informations qui décrivent les aspects dynamiques du système (i.e., les événements du système). Nous supposons également un effet de cette interaction sur l’apprentissage à partir du texte scientifique. Ainsi, les deux niveaux d’expertise devraient se différencier davantage dans le nombre de connaissances sur la structure fonctionnelle du neurone, que dans le nombre de connaissances relatives à sa structure relationnelle. Par ailleurs, l’accroissement de l’expertise dans le domaine du neurone pourrait se traduire par une meilleure organisation de la représentation mentale du fonctionnement du système. Plus précisément, nous avons supposé que pour apprendre le fonctionnement du système, la connaissance de ses aspects statiques (i.e., de ses états) serait une condition nécessaire à la connaissance de ses aspects dynamiques (i.e., de ses événements).