CONCLUSIONS

Les recherches que nous avons menées dans cette thèse ont permis de rendre compte du rôle déterminant de cinq facteurs dans l’apprentissage d’un domaine scientifique particulier (le neurone) à partir de textes et d’illustrations  : [1] la structure du domaine de connaissances ; [2] les connaissances initiales des lecteurs sur le domaine ; [3] les caractéristiques du texte, i.e., la cohérence du texte, la catégorie sémantique des informations apportées par le texte, [4] les caractéristiques des illustrations, i.e., la catégorie sémantique des informations illustrées du texte, la disposition des illustrations dans le déroulement de la lecture ; et [4] les exigences de la tâche proposée entre deux phases d’apprentissage.

Chaque domaine à acquérir a une structure propre dont la description est nécessaire qu’il s’agisse d’évaluer les connaissances initiales que les sujets disposent sur ce domaine, ou de déterminer les caractéristiques de la représentation que les sujets ont formée à propos de ce domaine à partir d’un texte. A partir de l’analyse en systèmes (Baudet & Denhière, 1991), la structure du domaine qui réfère au neurone a été définie en deux niveaux. Au niveau local, le neurone est décrit comme une structure relationnelle : il est décomposable en plusieurs constituants anatomiques (e.g., les dendrites) qui sont reliés par des relations spatiales. Au niveau global, le neurone est représenté comme une structure fonctionnelle : chacun de ses constituants est affecté d’une fonction particulière au cours du traitement de l’information nerveuse (e.g., les dendrites captent les signaux). De plus, quatre phases principales correspondant à quatre phénomènes bioélectriques (potentiel de repos, potentiel d’action, repolarisation et période réfractaire) constituent la chronique de fonctionnement du neurone. Chaque phénomène peut être décrit à partir des représentations d’état et d’événement qui sont envisagés par la sémantique cognitive (Cf. Baudet, 1990 ; François, 1989, 1990, 1997) et qui renvoient au contraste entre les notions de permanence et de changement. Les états et les événements sont reliés par des relations temporelles et spatiales dans la chronique de fonctionnement du neurone.

Les principaux résultats relatifs à l’effet de la structure du domaine sont les suivants. L’accroissement de l’expertise dans le domaine du neurone consiste en une organisation des connaissances en une structure fonctionnelle homologue à celle du domaine (i.e., principe d’identité structurale entre le modèle mental construit durant l’apprentissage et le domaine auquel il réfère ; van Dijk & Kintsch, 1983). De plus, la maîtrise de la structure relationnelle du neurone est une condition à la maîtrise de la structure fonctionnelle. En d’autres termes, la compréhension du fonctionnement du neurone nécessite la connaissance des éléments cellulaires qui participent à ce fonctionnement, et permet en retour de mieux appréhender l’organisation structurale du neurone. Les résultats montrent également un effet différentiel de deux types de représentation – les états et les événements – sur la construction du modèle mental de la structure fonctionnelle du neurone. D’une part, les informations relatives aux états semblent faire l’objet d’un traitement plus ’sémantique’ et être plus fortement intégrées aux connaissances des lecteurs, comparées aux informations relatives aux événements qui ont tendance à être compartimentalisées en un tout isolé en mémoire (Cf. Potts & Peterson, 1985 ; Potts & al., 1989). Les événements sont mieux mémorisés lorsqu’ils sont présentés dans un texte qui privilégie les représentations d’état plutôt que les représentations d’événement pour décrire le domaine. La mémorisation des états ne semble pas dépendre de la nature sémantique du texte (du type de représentations utilisées pour décrire le domaine) dans lequel ils sont évoqués. Enfin, les résultats montrent que les sujets intègrent plus facilement les informations évoquées dans un texte d’apprentissage lorsqu’ils ont, au préalable, étudié un organisateur initial qui leur apporte des connaissances sur les états du neurone. Par conséquent, ces résultats vont dans le sens de l’hypothèse selon laquelle l’accroissement de l’expertise dans le domaine qui réfère au neurone consiste en la construction d’un réseau de connaissances en mémoire dans lequel les états joueraient le rôle de concepts-noyaux (ou points d’ancrage) à partir desquels sont intégrés les événements. L’effet des représentations d’état et d’événement semble être fonction des connaissances initiales des lecteurs. Pour représenter la structure fonctionnelle du domaine, les experts utilisent plus de concepts relatifs à des états que de concepts relatifs à des événements, tandis que les débutants ne semblent pas procéder à une sélection des concepts en fonction de leur catégorie sémantique. Nous pouvons supposer que les experts ont une représentation ’encapsulée’ (Cf. Schmidt & Boshuizen, 1993) du fonctionnement du neurone, dans laquelle les événements auraient tendance à se regrouper autour des états, ces derniers correspondant alors à des concepts de plus haute généralité avec le même pouvoir explicatif. La structure de connaissances des débutants ne serait pas organisée en fonction de la catégorie sémantique des concepts qui la constituent. D’autre part, les experts semblent se focaliser davantage sur les événements que sur les états du domaine, tandis que l’inverse est observé pour les débutants. De plus, les experts semblent s’investir dans un traitement plus actif d’un texte d’apprentissage lorsqu’ils ont, au préalable, étudié un organisateur initial qui leur présente des informations sur les aspects dynamiques du domaine. Les débutants tirent davantage profit d’un organisateur initial qui leur apporte des connaissances sur les aspects statiques du domaine. Il semble donc que les débutants, pour se construire un modèle mental du domaine, recherchent la constance (Cf. Tapiero, 1992) alors que les experts portent un intérêt cognitif plus important pour les transformations qui opèrent sur le domaine.

Les résultats de ces études montrent également qu’un même texte ne peut pas être adapté à tous les niveaux d’expertise. Pour les débutants du domaine, la compréhension doit être rendue plus facile (Kintsch, 1994). Les débutants profitent davantage d’un texte dont la structure sémantique est homologue à celle du domaine qu’il représente (i.e., un texte dont l’organisation reflète l’ordre temporo-causal des états et des événements qu’il évoque). De plus, les débutants semblent avoir construit une représentation plus appropriée d’un texte sur le domaine lorsqu’ils ont, au préalable, étudié un organisateur initial dont les connaissances sont de même catégorie sémantique (états ou événements) que les informations évoquées dans le texte (condition de congruence sémantique). En résumé, les débutants bénéficient d’une situation d’apprentissage qui leur permet : [1] d’organiser leurs représentations en une structure homologue à celle du domaine à acquérir, et [2] de renforcer le poids du modèle mental du domaine qu’ils ont construit au cours d’une première phase d’apprentissage. Pour les experts du domaine, la compréhension doit être rendue plus difficile pour les encourager à traiter plus activement et plus intentionnellement le texte. Ainsi, nous avons observé que les experts profitent davantage d’un texte dans lequel les relations de causalité entre les états et les événements qu’il évoque sont supprimées et la séquentialité perturbée. En s’engageant dans des activités inférentielles sur la base de leurs connaissances initiales pour résoudre le manque de cohérence du texte, les experts peuvent construire un modèle plus élaboré de la situation (du domaine) évoquée dans le texte. De plus, les résultats montrent que les experts tendent à s’investir davantage dans le traitement d’un texte sur le domaine lorsque celui-ci comporte des informations dont la catégorie sémantique diffère de celle des connaissances d’un organisateur initial qu’ils ont étudié en première phase d’apprentissage. En résumé, les experts tirent profit d’une situation d’apprentissage dans laquelle ils peuvent : [1] rétablir mentalement la séquentialité et les rapports de causalité entre les faits relatifs au domaine en fonction de leurs connaissances initiales, [2] combiner des informations sur le domaine de catégorie sémantique différente, et mettre à jour (réviser) le modèle mental qu’ils ont formé au cours d’une première phase d’apprentissage.

Les résultats de ces études montrent que pour illustrer un texte scientifique, il est nécessaire de tenir compte à la fois de la catégorie sémantique des informations à illustrer, des connaissances initiales des lecteurs, et de la place que les illustrations vont occuper dans le déroulement de la lecture. Pour permettre au lecteur de construire un modèle mental approprié du domaine évoqué par le texte, il serait préférable d’illustrer les informations qui sont relatives aux états du domaine que celles relatives aux événements. De plus, nous avons observé que les experts tendent à traiter plus activement un texte lorsqu’il celui-ci comporte des illustrations que lorsqu’il est présenté seul. La différence de temps de lecture entre les versions illustrée et non-illustrée du texte semble être moins importante pour les débutants. Comparés aux experts, les débutants semblent sous-estimer la quantité de temps nécessaire à l’intégration des informations issues des deux sources (i.e., texte et illustrations). Soit, ils ne reconnaissent pas l’utilité des illustrations dans la formation du modèle mental du domaine évoqué par le texte. Soit, le traitement des illustrations représente pour eux une charge trop importante d’un point de vue cognitif ; il s’agit alors de se concentrer sur le texte qui est une source d’informations plus familière (Bétrancourt, 1996). Les résultats montrent également que l’effet de la catégorie sémantique des informations illustrées dépend des connaissances initiales des lecteurs. Précisément, les experts portent un intérêt cognitif plus important au texte lorsque celui-ci est accompagné d’illustrations qui représentent des événements plutôt que des états, tandis que l’inverse est observé pour les débutants. En d’autres termes, pour les experts qui semblent se focaliser davantage sur les aspects dynamiques du domaine, il vaudrait mieux illustrer les événements que les états. Pour les débutants qui ont tendance à se centrer davantage sur les aspects statiques du domaine, il vaudrait mieux illustrer les états que les événements. Enfin, il semble que l’effet de la position des illustrations dans le cours temporel de la lecture soit fonction des connaissances initiales des lecteurs. Précisément, les experts semblent bénéficier davantage des illustrations lorsqu’elles sont présentées après leur correspondant textuel. Placées après, les illustrations inciteraient les experts à utiliser leurs connaissances initiales pour relier les informations qu’elles apportent au contenu sémantique du texte, et donc à mettre à jour (réviser) le modèle qu’ils ont initialement formé sur la base du texte. Les débutants semblent tirer davantage profit des illustrations lorsqu’elles sont placées avant leur description verbal, c’est-à-dire lorsqu’elles leur apportent un cadre initial de connaissances à partir duquel les informations textuelles peuvent être encodées.

Enfin, les résultats montrent que l’épreuve qui est proposée aux sujets à l’issue d’une première phase d’apprentissage (résumé, schéma) est un facteur déterminant dans les stratégies de compréhension que les sujets adoptent durant une seconde phase d’apprentissage. Lorsque la tâche s’appuie sur la représentation sémantique de l’organisateur initial étudié dans la première phase d’apprentissage, elle semble inciter les sujets à effectuer un traitement ’sémantique’ du texte proposé dans la seconde phase d’apprentissage, et donc à se focaliser sur la mémorisation de ce texte (Cf. Kintsch, 1994). Lorsque la tâche se base sur le modèle mental de la situation évoquée dans l’organisateur initial, elle semble encourager les sujets à effectuer un traitement ’situationnel’ du texte subséquent, et par conséquent à se focaliser sur l’apprentissage à partir de ce texte. Les résultats montrent que l’effet des exigences de la tâche semble être fonction de la catégorie sémantique des informations à acquérir. Pour comprendre les événements du domaine, les lecteurs profitent davantage d’une tâche qui les incite à effectuer un traitement ’sémantique’ du texte dans lequel ils sont évoqués (résumé) que d’une tâche qui les encourage à traiter plus profondément le texte (schéma), tandis que l’inverse est observé pour comprendre les états du domaine. Nous avons également observé que l’effet de la tâche à l’issue de la première phase d’apprentissage semble être fonction des connaissances initiales des lecteurs. Les experts semblent bénéficier davantage d’une tâche qui les encourage à activer le modèle mental du domaine qu’ils ont formé durant la première phase d’apprentissage (schéma) ; à l’issue de cette tâche, ils semblent traiter plus activement le texte proposé dans la seconde phase d’apprentissage et produire plus d’inférences pour mettre à jour leur modèle mental initial. Les débutants semblent profiter davantage d’une tâche qui les conduit à activer une représentation propositionnelle du texte qu’ils ont lu lors de la première phase d’apprentissage (résumé) ; cette tâche semble leur permettre de former un modèle plus approprié du texte proposé dans la seconde phase d’apprentissage.

En conclusion, les résultats de nos recherches sont à prendre à considération lorsqu’il s’agit de mettre en place des supports d’apprentissage (texte + illustrations) qui puissent représenter au mieux la structure du domaine à acquérir et dont la cohérence, la catégorie sémantique de leurs informations (textuelles et picturales), et la disposition temporelle de leurs illustrations puissent être adaptées à l’état initial des connaissances des apprenants. Dans le cas de séquences d’apprentissage, le type de tâches qui peuvent être proposées entre deux phases d’apprentissage doit être déterminé en fonction des stratégies de compréhension que l’on souhaite faire adopter aux apprenants. Dans le domaine du neurone, les supports d’apprentissage qui peuvent être proposés aux débutants doivent (d’après nos résultats) [1] privilégier les représentations d’état pour décrire le domaine, [2] organiser les informations en une structure homologue à celle du domaine (i.e., expliquer les rapports de causalité entre les faits évoqués, les présenter en respectant leur séquentialité), [3] être accompagnés d’illustrations représentant les états du domaine, et [4] présenter les illustrations d’états avant leur correspondant textuel. De plus, entre deux phases d’apprentissage, le test de compréhension qui peut être proposé doit inciter les débutants à se focaliser sur la mémorisation du texte subséquent. Les supports d’apprentissage qui peuvent être proposés aux experts doivent [1] privilégier les représentations d’événement pour décrire le domaine, [2] organiser les informations de façon telle que les rapports de causalité et les relations temporelles entre les faits évoqués ne soient pas explicitement mentionnés (les experts, pour être incités à utiliser leurs connaissances initiales, doivent s’engager dans une lecture comme s’ils devaient résoudre un problème), [3] être accompagnés d’illustrations représentant les événements du domaine, et [4] présenter les illustrations d’événements après leur description verbale. De plus, entre deux phases d’apprentissage, le test de compréhension qui peut être proposé doit encourager les experts à effectuer un traitement ’situationnel’ du texte subséquent. Ces propositions quant à des supports d’apprentissage adaptés sont relatives à un domaine particulier (le neurone). Il serait nécessaire de généraliser nos résultats à d’autres domaines scientifiques.

Enfin, la portée théorique de ces travaux réside dans le fait qu’ils illustrent la nécessité de considérer à la fois les connaissances constitutives des domaines abordés par les textes scientifiques, ainsi que les connaissances que les lecteurs disposent à propos de ces domaines, pour proposer des modèles qui rendent compte de la spécificité des processus à l’oeuvre dans l’apprentissage à partir de texte scientifiques.