0.4.1. LA PROBLEMATIQUE

La problématique est une première étape dans la délimitation de l’objet de recherche. Elle permet d’exprimer les questions ou problèmes généraux que le chercheur se pose sur le sujet (Savall et Zardet, 1984)62 et propose un document démonstratif sur l’intérêt théorique ou empirique du travail, comme la manière de le réaliser (Wacheux, 1996)63.

Le thème de l’illettrisme a rarement, à notre connaissance, fait l’objet de travaux de recherche spécifiques et académiques en sciences de gestion64. Certains auteurs comme ceux travaillant sur les salariés faiblement qualifiés, le changement, les métiers, les fonctions, l’implication, la formation, l’apprentissage, la gestion des compétences et des emplois, la gestion des connaissances ou encore la gestion des handicaps65, abordent néanmoins certains aspects pratiques ou théoriques proches de ceux que nous mobiliserons. L’intérêt de ce sujet est donc d’apporter un éclairage particulier et exclusif sur la problématique des salariés en situation d’illettrisme en empruntant à la fois aux méthodes, aux concepts, aux théories et aux outils des sciences de gestion et plus particulièrement ceux développés dans les domaines de la gestion des ressources humaines, autour des notions de compétences et de connaissances, et du management stratégique avec les travaux sur les réseaux et les stratégies de partenariat. Cette recherche, comme c’est souvent le cas en sciences de gestion, s’enrichit également de théories et de résultats de recherche issus d’autres sciences sociales comme la sociologie, la psychologie et les sciences de l’éducation qui travaillent depuis longtemps sur le thème de l’illettrisme. L’intérêt théorique est au final de proposer une logique de gestion des salariés en situation d’illettrisme combinant ces différents aspects au travers d’un regard de gestionnaire.

L’intérêt empirique, à visée descriptive et explicative, de notre recherche sur cette « population » est, dans le contexte organisationnel et économique que nous avons développé plus haut, de montrer comment se manifeste cette difficulté dans la maîtrise des connaissances de base pour des salariés, de montrer quelles sont les incidences de ce « handicap » pour le fonctionnement des entreprises, et comment les entreprises et organisations réagissent ou agissent face à ce phénomène. Dans une perspective prescriptive, l’intérêt empirique est de proposer une méthode, une logique pratique pour aborder, gérer et profiter (dans un sens financier) d’une action de remédiation aux situations d’illettrisme. Les aspects descriptifs, explicatifs et prescriptifs seront justifiés et illustrés par des matériaux issus de recherches-interventions et d’études de cas.

Pour traiter de ce phénomène d’illettrisme en entreprise, nous nous positionnerons dans une optique qui considère le personnel comme un potentiel, et non comme un coût à minimiser, favorisant la création de valeur, ce qui nous conduira à proposer des actions visant à encourager le développement de ses compétences et connaissances. Cette optique que certains auteurs ont qualifié de « commitment » (Arthur, 1994)66 ou encore de « vision stratégique » (Huselid et al., 1997)67 nous permettra en particulier de montrer qu’il peut exister une liaison positive entre la gestion des ressources humaines, et plus particulièrement les personnels en situation d’illettrisme, et les performances économiques et sociales de l’entreprise. Notre recherche s’inscrit dans le cadre de ce que B. Becker et B. Gerhart (1996) 68 appelle la perspective universelle puisqu’elle s’intéresse à la relation entre une pratique de gestion des ressources humaines prise isolément, la remédiation aux situations d’illettrisme, et les performances de l’entreprise. Si la relation est positive, dans le cadre de rapports de causalité que nous préciserons, alors nous considérerons que la variable « remédiation aux situations d’illettrisme » est une « best practice », puisqu’elle peut permettre à l’entreprise d’acquérir un avantage compétitif par rapport à celles préférant la non-action.

Dans le cadre de ces recherches des conditions de performances économique et sociale des actions de requalification et de remédiation aux situations d'illettrisme, nous explorerons plus particulièrement les points suivants :

  • audelà des économies visibles induites par l’externalisation de l’illettrisme ou l’évitement de ce problème, les entreprises ne subissentelles pas des coûts sur le court, long et moyen termes mal évalués ?
  • face à la lourdeur et aux coûts que représente la mise en place d’une action d’alphabétisation, n’existe-t-il pas des méthodes plus performantes, donc moins coûteuses, susceptibles de répondre aux besoins des salariés en difficultés (perspective individuelle et sociale) et à ceux des entreprises (perspective organisationnelle et économique) ?
  • face aux lacunes des formations proposées aux salariés en situation d’illettrisme et aux difficultés rencontrées par les entreprises pour gérer ce problème, de nouvelles formes de contrat et des aménagements dans les pratiques de gestion des ressources humaines, voire de relations professionnelles, ne peuventelles pas inciter les salariés à révéler leur difficulté et à accélérer l’évolution de leurs compétences ?
  • audelà des arguments en faveur de « l’entreprise citoyenne », les entreprises et organisations n’ontelles pas intérêt à créer de nouveaux partenariats avec leur environnement externe et à coopérer avec les acteurs économiques qui oeuvrent pour la lutte contre l’illettrisme ?

Notes
62.

Ibid.

63.

WACHEUX F., 1996, op. cit., p. 171.

64.

Seuls les travaux de BONNET M. sont recensés en sciences de gestion.

65.

Cf. en particulier la thèse de sciences de gestion de KERROUMI B., « Les déficiences du management face au handicap : du jeu des acteurs aux réponses managériales », présentée au CNAM en mars 2001.

66.

ARTHUR J.B., « Effects of Human Resource Systems on Manufacturing Performance and turnover », Academy of Management Journal, n° 37, 1994, pp. 670-687, in BAYAD M. et LIOUVILLE J., « Impact des pratiques de GRH administrative et stratégique sur les performances : proposition et test d’un modèle causal », Actes de la Xième Conférence de l’AIMS, juin 2001, 35 p.

67.

HUSELID M.A., JACKSON S.E. et SCHULER R.S., « Technical and Strategic Human Resource Management Effectiveness as Determinants of Firm Performance », Academy of Management Journal, n° 40, 1997, pp. 171-188, in BAYAD M. et LIOUVILLE J., 2001, op. cit.

68.

BECKER B. et GERHART B., « The Impact of Human Resource Management on Organizational Performance : Progress and Prospects », Academy of Management Journal, n° 39, 1996, pp. 779-801 in BAYAD M. et LIOUVILLE J., 2001, op. cit.