1.2.3. EVOLUTION DE LA STRUCTURE DES QUALIFICATIONS ET DES EMPLOIS

Dans les années 60, l’idée dominante, issue en particulier des travaux de G. Friedmann134, faisait de l’évolution technologique une cause profonde de la marginalisation, voire de l’élimination du rôle de l’opérateur dans le travail. Des cas d’entreprises montraient en effet que la part du salarié dans la production avait tendance à décroître et que l’intelligence semblait peu à peu se retirer des opérations. Cette thèse qui concluait à une progressive disqualification des travailleurs fut longuement rediscutée (Naville, 1963)135 et nuancée. Il apparaissait que « les tâches et les fonctions des opérateurs étaient de plus en plus hétérogènes aux fonctions des machines et des outils de production » et que cette hétérogénéité n’entraînait non pas une perte de qualification mais une obsolescence plus rapide des qualifications (Thierry, 1990)136 et une nouvelle logique de raisonnement quant à ces dernières. Ainsi, les entreprises et organisations ont été confrontées à la question de la révision en profondeur des classifications, et plus précisément du mode d’identification et de reconnaissances des qualifications (Donnadieu et Denimal, 1993)137.

Nous constatons par exemple que l'évolution de la structure des qualifications dans le secteur manufacturier est passée dans les trente dernières années d'un profil de 10% de niveaux moyens et 70% de bas niveaux de qualification, à un profil presque inversé. Or, comme le souligne P. Romelaer (1993)138, la transformation de la structure des emplois et des qualifications pose une question essentielle : le problème des basses qualifications.

L’introduction de nouvelles technologies et de nouvelles exigences en termes de qualité, productivité, flexibilité à tous les niveaux de l’entreprise, induisent en effet une disparition progressive des emplois dits de « bas niveaux de qualification », au sens d’exigences de formation139. Certains postes ont en effet tendance à disparaître puisque les définitions de poste incluent à la fois des tâches élémentaires de surveillance, de contrôle, de détection et d’analyse de dysfonctionnements, de réparation de pannes, etc. Nous sommes donc en présence d’un effacement progressif d’une division du travail qui avait rangé les concepteurs d’un côté et les exécutants de l’autre, et nous constatons l’émergence d’une professionnalisation des salariés et d’une reprofessionnalisation des emplois (Kern et Schuman, 1989)140. Nous pouvons noter aussi, pour expliquer la disparition des emplois de bas niveaux de qualification, qu’ils correspondent le plus souvent à des activités délocalisées car fortement concurrencées par des pays à bas salaires, comme c’est le cas dans les entreprises de textile, sidérurgie, verrerie, mécanique, etc. Ainsi certains métiers purement techniques tendent à disparaître au profit de métiers faisant appel à la polyvalence, l’autonomie, le pilotage et la flexibilité. L’opérateur ne peut être réellement un fabriquant que s’il se caractérise par le triptyque polyvalence-autonomie-responsabilisation (Bernard, Besson et Haddadj, 1998)141.

Face à tous ces différents constats, nous pouvons légitimement nous poser la question de savoir si les travaux de G. Friedmann142 sur la relation homme-machine, qui avaient à l’époque débouché sur une vision de l’homme soumis à la technique, même si nous ne sommes plus toujours dans le cadre d’une organisation du travail taylorienne, ne sont finalement pas d’actualité pour le cas des salariés en situation d’illettrisme. Le plus souvent, ces salariés subissent en effet l’introduction de nouvelles technologies et rencontrent d’importantes difficultés pour se les approprier. Et comme, contrairement aux thèses de G. Friedmann, le travail s’est vu de plus en plus intellectualisé dans le rapport à l’écrit, ces évolutions technologiques ne feraient en quelque sorte que renforcer leur situation inconfortable et les marginaliser un petit peu plus. Ainsi, au contraire de certains discours qui pensent, par exemple, qu’avec la diminution du nombre de jeunes qui quittent le système scolaire sans diplôme, le nombre des illettrés devrait suivre la même tendance, nous pouvons formuler l’hypothèse que les situations d’illettrisme en entreprise ont plutôt tendance à croître.

Notes
134.

FRIEDMANN G., « Problèmes humains du machinisme industriel », Gallimard, 17ème édition, 1954, 387 p.

135.

NAVILLE P., « Vers l’automatisme social ? Problèmes du travail et de l’automatisation », Gallimard, 1963, 258 p.

136.

THIERRY D., « La gestion prévisionnelle et préventive des emplois et des compétences », L’Harmattan, 1990, 186 p., p. 12.

137.

DONNADIEU G. et DENIMAL P., « Classification-qualification : de l’évaluation des emplois à la gestion des compétences », Edition Liaisons, 1993, 186 p.

138.

ROMELAER P., « Gestion des ressources humaines », Armand Colin, 1993, 348 p., p. 299.

139.

Cf. partie 1.1.2.1.

140.

KERN H. et SCHUMAN M., « La fin de la division du travail », Edition de la maison des Sciences de l’Homme, 1989, 417 p.

141.

BERNARD A., BESSON D. et HADDADJ S., 1998, op. cit., p. 137.

142.

FRIEDMANN G., 1954, op. cit.