4.2.1.2. LES SPECIFICITES DES FORMATIONS DE REMEDIATION A L’ILLETTRISME

Dans le cas des actions de lutte contre l’illettrisme par la formation professionnelle, cette typologie doit être adaptée en raison du caractère spécifique du phénomène d’illettrisme : les salariés en situation d’illettrisme n’ont pu, au cours de leur scolarité ou de leur parcours professionnel, acquérir les connaissances nécessaires pour aborder les processus d’abstraction, de conceptualisation et de généralisation qui caractérisent leur espace d’activité.

Les actions de formation à destination de salariés en situation d’illettrisme sont en général orientées vers l’acquisition de connaissances de base, de leur mise en relation et de leur utilisation en situation de travail ; vers le repérage dans le temps et dans l’espace ; vers l’analyse de situations de travail et l’anticipation ; et enfin vers l’aide à l’appréhension de situations nouvelles. Ces axes doivent permettre à l’entreprise de répondre à la fois aux symptômes d’inadéquation des salariés en situation d’illettrisme aux postes de travail, à des objectifs de perfectionnement de ce personnel, à des objectifs de développement et enfin, à ceux relatifs au comportement, tels qu’ils ont été présentés précédemment.

Une des premières spécificités des formations de remédiation à l’illettrisme, c’est que les salariés concernés ont perdu la flexibilité mentale suffisante pour apprendre à apprendre. Une des premières conditions, souvent constatée dans les entreprises et organisations, est donc la mise en place d’une phase introductive où le formateur est chargé de redonner aux salariés en difficulté le goût d’apprendre des connaissances abstraites de base.

La deuxième spécificité tient au processus de réapprentissage des connaissances de base, nécessaire dans le cadre de phase de requalification du personnel illettré. Ce réapprentissage est en général réalisé en salle au travers de la lecture, de la production écrite, du calcul et du raisonnement logique. La maîtrise de ces connaissances de base constitue, pour les salariés en situation d’illettrisme, des pré-requis nécessaires à l’apprentissage de savoirs professionnels (Josnin et Lhote, 1992)269. Or, avant de construire une progression pédagogique dans le parcours de formation, le formateur doit avoir en mémoire la représentation spécifique qu’ont les salariés en situation d’illettrisme face au savoir. Beaucoup conservent en effet une sorte de contentieux à l’égard de l’institution scolaire et ont le souvenir de parcours chaotique (Hess, 1997)270. La mise en confiance de l’apprenant ainsi que la mise en valeur de l’intérêt de la formation sont donc des pré-requis indispensables à toute action de remédiation à l’illettrisme. C’est principalement pour cette raison que la participation à ce type d’action relève généralement du volontariat.

Enfin, la dernière spécificité des actions de formation à destination de salariés en situation d’illettrisme tient à la qualité du formateur. Dans le cadre de formations dites traditionnelles, le formateur est généralement un acteur de l’entreprise, dirigeant, cadre ou agent de maîtrise qui a une très bonne maîtrise théorique, technique et pratique du savoir qu’il va transférer. Dans le cas de la remédiation à l’illettrisme, il convient d’éviter de faire vivre un nouvel échec à une personne qui en a déjà trop vécu dans son existence. Pour apprendre à lire à un adulte, il ne suffit pas de savoir lire soi-même. Ainsi B. Hess (1997)271 propose plusieurs qualités requises pour un formateur, ou une équipe de formateurs, travaillant avec des publics illettrés :

Ces différentes qualités illustrent le caractère complexe de la remédiation aux situations d’illettrisme. Chaque cas étant particulier, des solutions spécifiques et contingentes tendent à s’imposer, différentes pour chaque entreprise, parce que chaque environnement est singulier et comporte ses propres problèmes. Le problème d’illettrisme demande donc des solutions adaptées et spécifiques (Schwartz, 1994)272. Dès lors, ces spécificités étant généralement connues, pourquoi les actions de remédiation sont-elles si rares ?

4.2.1.3. « L’ILLETTRISME RELATIF » DE L’ENTREPRISE EN TERMES DE MANAGEMENT DES CONNAISSANCES

Plusieurs obstacles viennent limiter les actions de formation à destination des salariés en situation d’illettrisme. Seules les grandes entreprises disposent en effet d’un service de formation et les PME n’ont souvent même pas de service des ressources humaines. A fortiori, très peu d’entreprises disposent de savoir-faire et de technologies de formation susceptibles d’apporter une réponse efficace au problème de l’illettrisme. Les actions de lutte contre l’illettrisme, telles qu’elles sont mises en place autour du thème de la remise à niveau dans les connaissances de base, demandent en effet du temps, de l’énergie et des compétences pédagogiques très élevées, alors que la plupart des entreprises publiques ou privées souhaitent des résultats quasi immédiats. Il n’est ainsi pas rare de constater que dans de nombreuses entreprises, c’est à des formateurs externe à la structure que l’on demande de mettre en œuvre des actions de « lutte contre l’illettrisme ».

Une deuxième difficulté provient du phénomène d’illettrisme en lui-même et des images qu’il véhicule. Comme nous l’avons déjà signalé, parler d’illettrisme dans une entreprise est encore tabou et de nombreux salariés ont peur de révéler leur handicap. Une formation visant explicitement, dans son intitulé ou à travers les salariés visés, à lutter contre l’illettrisme risque donc de se heurter à une réaction de rejet. Les volontaires se manifestent peu par crainte d’être marginalisés ou montrés du doigt et l’entreprise hésite à promouvoir ce type de formation du fait des effets externes négatifs qu’elle peut entraîner. Les entreprises ayant tenté de mener des actions de remédiation aux lacunes dans les connaissances de base en « rentrant par la porte de l’illettrisme » n’ont ainsi pas obtenu les résultats escomptés.

Un dernier obstacle, que D. Bouteiller (1997)273 a qualifié de « syndrome du crocodile », vient limiter les décisions de mise en place de formations qualifiantes. Ce syndrome, largement lié à ce que nous avons appelé « l’illettrisme relatif » de l’entreprise en terme de management des connaissances et des compétences, a comme origine à la fois l’effritement des connaissances des salariés en situation d’illettrisme tout au long de leur parcours professionnel et l’augmentation de l’exigence de montée en compétences (figure 4.1). Avec le temps, du fait de la non remédiation aux situations d’illettrisme, l’écart entre le niveau effectif de connaissances détenu par les salariés en difficulté et le niveau d’exigence des emplois tend en effet à s’accentuer. Ainsi, plus le temps de non-action est long et plus l’écart à combler est important, ce qui a plusieurs effets dommageables pour les salariés et pour l’organisation elle-même. Nous pouvons en effet estimer que plus la zone d’inadéquation entre les connaissances et les emplois est importante, plus le temps à consacrer à la remise à niveau sera long, plus les coûts engendrés pour la remise à niveau seront élevés et moins les chances seront grandes pour l’entreprise de parvenir à une remise à niveau égale à ses besoins.

Figure 4.1 : Ecart connaissances-emplois
Figure 4.1 : Ecart connaissances-emplois

Ainsi les entreprises et organisations qui n’ont pas eu la volonté, ou la possibilité, de former les salariés de « faible niveau d’adaptation » en les laissant dans des situations de travail sclérosantes et désapprenantes sont face à une situation qui leur paraît quasiment insurmontable ou ingérable sans un investissement en temps et en argent considérable. Face à cette situation, les entreprises et organisations ont plusieurs réactions : la résignation qui les amène à continuer à fonctionner avec le capital connaissance disponible même s’il ne correspond pas à leurs attentes ; la fuite en avant qui consiste à fonctionner comme si le problème n’existait pas ; le contournement lorsque l’on tente de neutraliser le phénomène d’illettrisme par des mutations internes qui constituent le plus souvent des impasses professionnelles ou bien par l’exclusion des salariés jugés non adaptables par des licenciements ou à l’occasion de plans sociaux.

Ce dernier choix « stratégique » étant le plus répandu, les entreprises et organisations pourraient ainsi annoncer une quasi-résolution du problème d’illettrisme par l’externalisation de celui-ci. Il paraît ainsi nécessaire d’interroger la rationalité du décideur face aux problèmes rencontrés par les entreprises et organisations pour gérer et lutter contre l’illettrisme.

Notes
269.

JOSNIN P. et LHOTE G. (dir.), « Qualifier les salariés de faible niveau de formation », GPLI, 1992, p. 21.

270.

HESS B., « L’entreprise face à l’illettrisme. Les enjeux de la formation », Edition Anthropos, 1997, 159 p., p. 83.

271.

Ibid., p. 75.

272.

SCHWARTZ B., « Moderniser sans exclure », La découverte, 1994, 244 p., p. 121.

273.

BOUTEILLER D., « Le syndrome du crocodile et le défi de l’apprentissage continu », Gestion, vol. 22, n°3, automne 1997, pp. 14-25.