4.2.2. RATIONALITE LIMITEE ET DECISIONS D’EXTERNALISATION DU PROBLEME D’ILLETTRISME

Certaines hypothèses amènent à penser que la requalification de salariés en situation d’illettrisme coûte cher et est peu rentable, ce qui tend à légitimer l’éviction des salariés inemployables plutôt que leur adaptation. Mais une autre hypothèse peut expliquer les décisions de non-remédiation au situations d’illettrisme et plus particulièrement les décisions de réduction d’effectif. Il s’agit de la rationalité limitée de l’entreprise quant à ses capacités de survie et de développement et quant à son manque d’information sur son réel niveau de performance économique et sociale.

Prenant appui sur la psychologie cognitive et l’observation des processus de prise de décision, Simon proposait dès 1959 une révision radicale de l’analyse des comportements dans les organisations en partant d’une critique de la rationalité parfaite. Trois limites fondamentales de ce qu’il appelle « la théorie de la rationalité omnisciente »274 vont fonder sa théorie de la rationalité limitée :

Selon Simon, l’homme raisonne dans son contexte, avec sa rationalité limitée et cherche à ses problèmes la solution satisfaisante plutôt que la solution optimale qu’il ne peut trouver faute de disposer d’une capacité de traitement suffisante. Selon lui, la ressource rare n’est pas l’information, mais la capacité de la traiter. Il recommande donc de rechercher un équilibre entre la quantité d’informations disponibles et la capacité de traitement. Dans le cadre des stratégies de réduction de coûts de main d’œuvre, les problèmes de traitement de l’incertitude et de l’information parfaite ainsi que les limites de capacités de calcul des agents se traduisent par plusieurs phénomènes. L’entreprise a d’une part une incertitude sur l’évolution de son environnement et sur ses capacités à assurer sa survie avec l’organisation en place. Elle a d’autre part des incertitudes quant à la capacité de ses employés à évoluer en compétences pour répondre aux nouvelles exigences en termes de qualité, productivité, flexibilité et rentabilité. On constate en effet bien souvent que les organisations ont peu de visibilité sur le niveau de connaissances générales de leurs salariés et plus particulièrement du fait qu’elles ont peu d’indicateurs de pilotage efficaces pour savoir si les salariés ont pu conserver et entretenir leurs connaissances. Les gestionnaires ne semblent ainsi plus capables de maîtriser le contrôle des outils de la gestion des compétences, comme s’ils avaient affaire à quelque machine infernale (Gilbert et Schmidt, 1999)275. Les entreprises et organisations ont enfin des incertitudes quant à l’efficacité et l’efficience des actions de requalification de salariés en difficultés par manque d’évaluation des actions mises en œuvre et par méconnaissance des méthodes adaptées et peu coûteuses pour remettre à niveau leur personnel. Ces méthodes existent276 mais restent isolées et trop peu « médiatisées » pour que les entreprises en aient connaissance. En outre, de nombreux responsables d’entreprise jugent que la remise à niveau en écriture, lecture et calcul n'est pas de leur ressort. Ils considèrent en effet que leur mission n'est pas d'être formateur dans les connaissances de base puisque cette mission relève de l'Education Nationale financée en partie par les entreprises et les particuliers au travers des impôts.

Les capacités de calcul sont quant à elles fortement limitées par les informations dont dispose l’entreprise sur son propre fonctionnement. H. Savall et V. Zardet (1989)277 ont en effet montré, au travers de nombreuses expérimentations en entreprises, que « les systèmes d’information comptables ne permettent pas de mettre en évidence certains coûts, qui sont pourtant supportés par les entreprises ». Par convention, ces coûts non mis en évidence sont dits « coûts cachés ». Deux raisons expliquent la méconnaissance de ces coûts : l’inadaptation des outils de gestion pour détecter des coûts diffus et dispersés dans toute l’entreprise et au niveau de tous les acteurs. Les systèmes d’information ne sont pas conçus pour mesurer des phénomènes au niveau le plus fin de l’entreprise, c’est-à-dire au niveau de l’individu (Savall et Zardet, 1989)278. La deuxième raison évoquée par ces auteurs, est que les systèmes d’information comptable classiques ont été conçus à partir de « nomenclatures qui ne recouvrent pas pour l’essentiel des rubriques permettant de mesurer ou de contrôler des coûts cachés ». Ces systèmes d’information livreraient donc à l’entreprise une information imparfaite sur son réel niveau de performance et de potentiel, ce qui entraîne une imperfection des prévisions et des calculs lors de la prise de décision.

Cette rationalité limitée et cette information imparfaite tendraient ainsi à limiter les actions de remédiation aux situations d’illettrisme en entreprise et pourraient justifier les décisions d’externalisation du phénomène d’illettrisme. Or, notre hypothèse est que les gains générés par l’entretien des situations d’illettrisme, comme par les stratégies d’éviction de salariés en difficultés, peuvent s’avérer inférieurs aux coûts internes et externes subis par l’entreprise du fait de l’existence de coûts cachés.

Notes
274.

SIMON H.A., « Theories of Decision Making in Economic and Behavioral Science », American Economic Review, vol. 49, n°1, 1959.

275.

GILBERT P. et SCHMIDT G. (dir.), « Evaluation des compétences et Situations de gestion », Economica, Collection Recherche en Gestion, 1999, 155 p., p. 25.

276.

Les dispositifs d'aide au développement local et les multiples acteurs qui les mettent en oeuvre ne sont pas toujours lisibles pour les entreprises. La Cour des Comptes a relevé cette incohérence dans une étude menée en novembre 1996 : « Les niveaux d'intervention sont multiples : communal, intercommunal, départemental, régional, ... et les structures intervenant sur le même territoire et sur le même projet sont multiples mais non concertées » in Entreprises et Carrières, n°426, mars 1998.

277.

SAVALL H. et ZARDET V., 1989, op. cit., p. 119.

278.

Ibid., p. 121.