6.1.2.2. LES OUTILS DE GESTION DANS UNE ACTION DE REMEDIATION A L’ILLETTRISME EN ENTREPRISE

La structuration, le suivi et la mise en place d’une action de formation intégrée destinée à relever le niveau des connaissances et des compétences des salariés en situation d’illettrisme passent par la construction de plusieurs outils.

Nous avons précédemment mis en évidence423 le rôle et l’importance que revêt l’outil « Grille de compétences » dans une action de formation. Cet outil de mesure de l’adéquation formation-emploi est un des outils de base de la démarche de formation intégrée puisqu’il intervient avant même sa mise en place, dans la phase de repérage et de diagnostic des besoins. C’est en effet à partir de la construction et de l’analyse de cette grille de compétences que l’entreprise décidera ou non de mener une action de formation, et que le plan de formation sera proposé.

Un deuxième outil, qui intervient à la fois dans la phase d’ingénierie et de suivi de l’action de formation est la Fiche d’Ordonnancement par Opération (FOO), outil de la planification, de la programmation et de l’organisation de l’action de formation créée en 1979 par H. Savall et son équipe de recherche. L’ordonnancement joue un rôle central dans la formulation progressive d’un problème tel que peut l’être la mise en place d’un projet de formation. Ce projet nécessite en effet un repérage temporel de la durée globale, des dates butoirs et des différentes phases de l’action, associé aux tâches à effectuer par les acteurs. L’utilisation d’une FOO garantit la prise en compte de cette nécessité. Cet outil, créé sur la base des logiques de la méthode P.E.R.T. (Program Evaluation an Review Technique) et du diagramme de GANTT, a plusieurs avantages. Contrairement aux deux outils classiques de conduite de projet précédemment évoqués (Lissarague, 1986)424, cet outil s’attache à détailler de façon précise chacune des opérations qui entrent dans la construction, la mise en œuvre et l’évaluation d’un projet en les budgétant en temps et en les affectant aux personnes concernées, tout en permettant de façon permanente de détecter des erreurs et des insuffisances pour les corriger ou ajuster l’ordonnancement pré-établi. Cette fiche permet donc à la fois de détailler une action en faisant une décomposition précise des tâches à réaliser, de préparer le planning en temps et en délai pour chaque personne concernée par le projet, de synchroniser les différentes personnes, de piloter et de contrôler l’avancement du projet, et enfin d’archiver l’information sur le déroulement du projet dans le but d’une capitalisation. Elle comporte plusieurs rubriques :

  • la rubrique « période » qui correspond à la période sur laquelle se déroule le projet,
  • la rubrique « titre » qui reprend le nom du projet,
  • la rubrique « ordre » qui correspond à l’ordre chronologique de la réalisation des actions pour la mise en œuvre du projet de formation,
  • la rubrique « décomposition des actes » qui comprend les actes concrets qui vont être mis en œuvre pour réaliser le projet,
  • la rubrique « dates » qui permet d’associer à chacune des opérations une date limite de réalisation. On obtient ainsi par anticipation, le déroulement complet des actions dans le temps auquel est associée la charge de travail de chacun.
  • la rubrique « temps nécessaire » qui indique sur la première ligne les personnes ou les services concernés par les actes à réaliser. Plusieurs personnes peuvent avoir à intervenir sur une même opération ou avoir à réaliser les mêmes actions ou les même actes. La seconde ligne mentionne par abréviations « T » et « L », le temps nécessaire sur le « terrain » (T) et le temps de « laboratoire » (L). Le temps terrain est celui passé avec les apprenants en entretien, en rendezvous, en animation de séance de formation ; le temps laboratoire est celui que l’on passe sans contact direct avec les salariés formés, notamment lors de la phase d’ingénierie.
  • la rubrique « observations » est réservée aux éventuelles remarques utiles pour prévenir, par exemple, des risques de dérive ou pour capitaliser des informations a posteriori permettant de mieux calibrer les projets futurs.

La figure ci-après (figure 6.2) représente un exemple de fiche d’ordonnancement par opération utilisée dans le cadre de la construction d’une grille de compétences destinée à repérer les besoins et à formuler un plan de formation adapté.

Figure 6.2 : Exemple de Fiche d’Ordonnancement par Opération de formalisation d’une grille de compétences
Figure 6.2 : Exemple de Fiche d’Ordonnancement par Opération de formalisation d’une grille de compétences

Un dernier outil, propre à la gestion stratégique des ressources humaines, est activé dans la mise en place, le suivi et l’évaluation d’une action de formation intégrée. Il s’agit de la technique des coûts-performances cachés que nous rapprocherons de la comptabilité des ressources humaines (CRH).

La logique de construction d’une CRH part du postulat qu’en l’absence de système d’information et d’outils se rapportant aux ressources humaines, les dirigeants ne peuvent être que faiblement incités à considérer cette dimension dans la planification et à considérer des ressources à leur développement.

Elle a vu son développement stimulé par quatre considérations fortes : la conviction que le personnel constitue une ressource importante pour les organisations et que les ressources humaines sont un actif dont les caractéristiques (qualifications, connaissances et expériences) sont constitutives d’une valeur monétaire ; la nécessité de disposer d’un système d’information et de contrôle concernant le coût et la valeur des ressources humaines ; le besoin d’évaluation des décisions et des actions d’acquisition, de développement et de stimulation du personnel ; l’intégration de la dimension « ressource humaine » dans la prise de décision stratégique des dirigeants. La CRH a donc comme objectif d’évaluer l’immatériel, dont fait partie la connaissance, avec les outils comptables traditionnels et de quantifier la valeur économique que le personnel représente pour l’organisation. Cela a pour but de donner à l’entreprise les moyens de prendre les meilleures décisions.

Cette approche de la valeur et du besoin d’évaluation des ressources humaines rejoint celle que nous avons développée dans le cadre de l’évaluation des coûts cachés et de la valorisation du temps de travail par la Contribution Horaire à la Marge sur Coûts Variables425. Cette méthode fournit en effet à l’entreprise un système d’information stimulant qui l’incite à développer des modes de management et des actions visant la valorisation des ressources humaines. Cette valorisation par le coût des pertes de qualité, d’opportunité ou de potentiel lié aux dysfonctionnements, par la prise en compte des comportements monétaires et non monétaires met en évidence les incidences que peuvent avoir des décisions stratégiques sur la performance de l’entreprise, comme par exemple, dans notre cas, des décisions d’externalisation ou d’évitement du problème d’illettrisme. Grâce à cet outil, les entreprises et organisations ont ainsi plus de visibilité sur leur réelle performance et sur l’utilité de développer les compétences de leur personnel. Cette technique de valorisation des ressources humaines par les coûts permet finalement de mesurer, de contrôler et d’évaluer la valeur des actifs immatériels.

Il apparaît donc, au vu de ces développements, que la remédiation aux situations d’illettrisme fait partie intégrante d’une logique de gestion stratégique des ressources humaines de part ses effets sur la performance économique et sociale de l’entreprise, ses références au domaine de la planification stratégique et enfin son instrumentation par des outils de gestion à dimension stratégique. Cette action de relèvement des compétences par la formation intégrée se positionne également comme « mécanisme de décloisonnement organisationnel » (Sonntag, 1992) 426 en raison de sa dimension à la fois individuelle et collective. Dans les faits cependant, l’adoption par les dirigeants d’une logique sociale de la stratégie pour prendre des décisions et la reconnaissance de l’importance des variables humaines dans les processus de choix stratégique demeurent souvent plus du domaine de l’intention que de l’action. La gestion stratégique des ressources humaines renvoie en effet plus aux liens sociaux qui se constituent autour d’un processus de changement qu’à la mise en œuvre d’une quelconque procédure codifiée de mutation (Pichault, 1993)427. Pour tenter d’apporter une réponse à cette difficulté de passage à l’acte, en particulier dans le cas des salariés en situation d’illettrisme, nous nous attacherons à développer deux modèles ou deux approches permettant de favoriser la prise en compte de la dimension stratégique des ressources humaines : l’apprentissage organisationnel et l’entreprise apprenante.

Notes
423.

Cf. en particulier la partie 5.1.1.2.

424.

LISSARAGUE J., « Qu’est-ce que P.E.R.T. ? », 1ère édition, Bordas, 1971, nouvelle édition, Dunod, Collection Entreprise, 1986, 119 p.

425.

Cf. en particulier la partie 3.2.

426.

SONNTAG M., « De l’apprentissage individuel à l’apprentissage organisationnel », Actes du IIIème Congrès de l’AGRH, 1992, pp. 541-544.

427.

PICHAULT F., « Ressources humaines et changement stratégique : vers un management politique », De Boeck, 1993, 187 p.