6.2.1.1. LES MODELES D’APPRENTISSAGE

Les recherches sur l’apprentissage organisationnel peuvent être divisées en deux groupes selon qu’elles s’intéressent à un processus technique ou à un processus social (Easterby-Smith et Araujo, 1999)432. La perspective sociale de l’apprentissage organisationnel s’attache plus particulièrement à la façon dont les salariés tirent des leçons de leurs expériences au travail, que les informations utilisées soient d’ordre explicites ou tacites. Dans cette optique, l’apprentissage est une chose qui émerge des interactions sociales présentes naturellement dans l’entreprise. Il est socialement construit, considéré comme un processus politique et constitutif de la culture de l’organisation. J.S. Brown et P. Duguid (1991)433, considérés comme les plus importants représentants de cette optique, justifient cette vision de l’apprentissage en montrant que les instructions formelles présentes dans les entreprises pour expliquer comment réaliser le travail, sont toujours inadéquates et que la plupart des salariés ne parviennent à être effectivement performants qu’à partir d’échanges informels avec leurs collègues, à partir de leurs échecs et de l’observation des pratiques. Les connaissances et savoir-faire n’existent donc pas, selon eux, sur le papier mais dans la « communauté » et les interactions. La vision technique stipule quant à elle que l’apprentissage organisationnel peut être appréhendé comme une manière de capter, d’interpréter et de répondre à la fois aux informations internes et externes à l’entreprise. L’information est ici considérée comme explicite et du domaine public. Nous retrouvons en particulier dans ce courant les travaux de C. Argyris (1977434, 1996435), de C. Argyris et D.A. Schon (1978)436 et de G. Huber (1991)437. Ce dernier souligne qu’une entité apprend si, au travers de son processus d’information, l’ensemble de ces comportements potentiels change et qu’une organisation apprend si au moins quelques-unes unes de ces entités acquièrent de nouvelles connaissances reconnues potentiellement utiles pour l’organisation tout entière. G. Huber (1991)438 identifie dans ce contexte cinq types d’apprentissages organisationnels : l’apprentissage d’une organisation à sa naissance par la mise en commun des savoirs de ses membres, par « greffe » de personnes, par imitation des pratiques d’autres organisations, par prospection, et enfin à partir de l’expérience. Il caractérise l’apprentissage par la taille du groupe organisationnel concerné et la variété des théories construites. Ainsi les caractéristiques de l’apprentissage découleront de l’ampleur (Breadth), liée au nombre de membres de l’organisation qui apprennent et qui partagent le savoir ; du degré d’élaboration (Elaborateness), lié au nombre d’interprétations ayant contribué à l’apprentissage ; de la minutie (Thoroughness), liée à la connaissance et à la compréhension des interprétations (Charue, 1992)439. Par rapport à l’approche sociale, le processus politique apparaît plutôt comme une menace pour l’apprentissage (routines défensives) ou comme une contrainte supplémentaire qu’il s’agit de faire disparaître (Argyris, 1986440 ; Senge, 1993441 ; Schein, 1996442).

Le modèle de C. Argyris et D.A. Schön centré sur l’existence des boucles d’apprentissage constitue la référence majeure en matière d’apprentissage car il englobe non seulement les variables individuelles et psychologiques mais aussi les variables structurelles de l’organisation. Nous allons ainsi nous attacher à étudier l’utilité de ce modèle dans le cadre de notre sujet.

C. Argyris et D.A. Schön (1978)443 ont fait fortement progresser le concept d'apprentissage organisationnel en montrant qu’il pouvait être de trois types. Le premier niveau est qualifié d’apprentissage par simple boucle (« single-loop learning »), ce qui sous-entend un apprentissage purement adaptatif par lequel l'organisation réagit aux changements en adaptant son action. Les caractéristiques de l’apprentissage en simple boucle sont qu’il se produit par répétitions, s’appuie sur les routines dans un contexte maîtrisé et qu’il touche tous les niveaux de l’organisation. Le second, par double boucle (« double-loop learning »), représente un apprentissage plus en profondeur du fait que l'atteinte des objectifs entraîne une remise en cause des schémas d'action usuels de l'organisation. Ces caractéristiques sont qu’il se produit grâce à la mobilisation des connaissances, ne s’appuie pas sur les routines, qu’il est associé au développement de structure et de règles différentes, dans un contexte incertain, et qu’il se produit essentiellement au sommet de la hiérarchie (Fiol et Lyles, 1985)444. Selon C. Argyris (1992), l’apprentissage en double boucle exige que l’action soit à la fois précédée d’une phase de planification et suivie d’une phase de réflexion. Dans le même sens, P. Senge (1990)445 précise que tout apprentissage est composé d’un stade de découverte de nouvelles pistes à explorer, de planification de l’action, de production par l’action et de réflexion par l’observation.

Figure 6.3 : Apprentissage à simple et à double boucle
Apprentissage à simple boucle Apprentissage à double boucle
Adaptation du comportement Changement cognitif
Visée opérationnelle Visée stratégique
Routinier Non routinier
S’intéresse au comment ? S’intéresse au pourquoi ?
Améliore l’existant Source d’avantage concurrentiel
Contexte stable Contexte instable
Renforce l’organisation existante Suscite le changement organisationnel
Source : PEDON A., 1996, p. 9.

Enfin, le troisième niveau d’apprentissage mis en évidence par C. Argyris et D.A. Schön est le deutero-apprentissage. Il signifie que les besoins en apprentissage organisationnel sont continus et non sporadiques. On parle dans ce cas de besoin en « innovation », en « créativité », et de capacité à apprendre à apprendre. Une organisation réalise un deutero-apprentissage quand ses membres apprennent sur les contextes précédents d'apprentissage, quand ils réfléchissent sur ce sujet, et qu’ils découvrent ce qui a facilité ou gêné les apprentissages. Ils inventent ainsi de nouvelles stratégies pour apprendre, ils produisent ces stratégies et évaluent ensuite ce qu'ils ont produit (Argyris, 1995)446.

Outre l'apport théorique que représentent les modèles d'apprentissage par double boucle et le deutero­apprentissage qui présente des stratégies allant au-delà de la simple adaptation à l’environnement externe, C. Argyris et D.A. Schön ont également souligné l’importance des connaissances tacites. En effet, les auteurs distinguent la théorie déclarée (« espoused theory ») qui se matérialise au travers des documents formels tels que les chartes d’organisation ou les fiches de description de postes, de la théorie appliquée (« theory in use ») qui fait référence à la théorie de l'action construite à partir de l'observation du comportement réel (Argyris, 1995)447.

Notes
432.

EASTERBY-SMITH M. et ARAUJO L., « Organizational Learning : Current debates and Opportunities », pp. 1-21, in EASTERBY-SMITH M., BURGOYNE J. et ARAUJO L. (Ed.), « Organizational Learning and the Learning Organization. Developments in Theory and Practice », Sage Publications, 1999, 243 p., p. 3.

433.

BROWN J.S. et DUGUID P., « Organizational Learning and Communities-of-practice : Toward a Unified View of Working, Learning and Innovating », Organization Science, vol. 2, n°1, 1991, pp. 40-57.

434.

ARGYRIS C., « Double-loop Learning in Organizations », Harvard Business Review, vol. 55, n°5, 1977, pp. 115-125.

435.

ARGYRIS C., « Unrecognized Defenses of Scholars – Impact on Theory and Research », Organization Science, vol. 7, n°1, 1996, pp. 79-87.

436.

ARGYRIS C. et SCHON D.A., « Organizational Learning : A Theory of Action Perspective », Addison Wesley, 1978, 344 p.

437.

HUBER G., « Organizational Learning : the Contributing Process and the Literature », Organization Science, vol. 2, n°1, 1991, pp. 88-115.

438.

Ibid.

439.

CHARUE F., « Les entreprises peuvent-elles apprendre ? », Working Paper, CRG, n°9, 1992, pp. 3-11, p. 9.

440.

ARGYRIS C., « Reinforcing Organizational Defensive Routines : An Unintended Human Resources Activity », Human Resource Management, vol. 25, n°4, 1986, pp. 541-555.

441.

SENGE P., « The Fifth Discipline : The Art and Practice of the Learning Organization », Paperback ed., Century Business, 1993, 424 p.

442.

SCHEIN E.H., « Culture : The Missing Concept in Organization Studies », Administrative Science Quarterly, vol. 41, n°2, 1996, pp. 229-240.

443.

ARGYRIS C. et SCHON D.A., 1978, op. cit.

444.

FIOL C.M. et LYLES M.A., « Organizational Learning », Academy of Management Review, vol. 10, n°4, 1985, pp. 803-813, p. 810.

445.

SENGE P., « The Leader’s New Work : Building Learning Organizations », Sloan Management Review, vol. 32, n°1, 1990, pp. 7-23.

446.

ARGYRIS C., 1995, op. cit., p. 4.

447.

ARGYRIS C., 1995, op. cit., p. 5.