6.2.1.2. APPRENTISSAGE INDIVIDUEL VERSUS ORGANISATIONNEL

Plusieurs définitions sont données à l’apprentissage individuel. Selon C. Argyris et D.A. Schön (1978)448, il a lieu quand une nouvelle connaissance est transférée dans des comportements reproductibles. Pour D.M. Kim (1993), il définit plutôt l’acquisition d’habiletés ou de savoir-faire qui impliquent une capacité physique à produire des actions et l’acquisition de savoir-pourquoi qui implique une capacité d’articuler la compréhension conceptuelle de l’expérience. Enfin, pour A. Guilhon (1996)449, l’apprentissage individuel est un processus, une suite d’actions cognitives ou physiques à travers lesquelles l’individu augmente sa connaissance ou son savoir-faire.

L’apprentissage organisationnel fait lui aussi l’objet de plusieurs définitions (figure 6.4).

Figure 6.4 : Définitions et analyse des formes d’apprentissage organisationnel
Auteurs Définition Qui Quoi Quand Résultats
Cyert et March
(1963)
Adaptation du comportement des organisations Niveau agrégé de l’organisation Règles et procédures opératoires Stagnation des ressources Meilleure adaptation aux évolutions de l’environnement
Argyris et Schön
(1978)
Processus par lequel les acteurs détectent des erreurs et les corrigent en reconsidérant les théories d’usage Apprentissage individuel Les théories d’usage Lorsque des constats remettent en cause les théories de l’action Meilleur lien entre l’apprentissage et les actions de croissance
Fiol et Lyles
(1985)
Processus d’amélioration des réponses organisationnelles par une meilleure connaissance et compréhension des phénomènes Pas simplement la somme des apprentissages individuels Les modèles cognitifs et comportementaux Lors de tensions ou de crises Meilleure réponse aux évolutions de l’environnement et accroissement de la performance
Levitt et March
(1988)
Formalisation des leçons de l’histoire pour créer des routines Plus que l’apprentissage individuel Les routines (règles, procédures, culture, …) Lors d’une réponse à un niveau de performance plus élevé Meilleure adaptation aux évolutions de l’environnement
Huber
(1991)
Evolution de la gamme du potentiel de comportement Entité L’information et la connaissance Lorsque plusieurs sous-catégories de salariés apprennent Modification des comportements pas nécessairement observable
Weick et Roberts
(1993)
Mise en cohérence d’actions individuelles pour en retirer un résultat à dimension collective Connections entre le comportement et les actions Les comportements Apparition d’erreurs Diminution des anomalies
Source : Prange C., 1999, p. 28-29

Il est appréhendé comme l’opération par laquelle il est possible d’augmenter le savoir collectif d’une organisation en faisant évoluer les modèles mentaux partagés par les membres par simple ou double boucle (Argyris et Schön, 1978)450. La conception de B. Levitt et J.G. March (1988)451 fait reposer l’apprentissage organisationnel sur la formalisation des apprentissages individuels et leur inscription dans une mémoire collective qui constitue le processus cognitif organisationnel. La mémorisation consiste en la formalisation dans des routines ou des procédures des savoirs construits (Levitt et March, 1988)452 et des savoirs non-formalisés par une connaissance partagée des couples stimulus-réponse (Weick, 1991)453.

Si l’on se réfère au modèle dominant de C. Argyris et D.A. Schön, l’apprentissage organisationnel permet de faire apparaître des cercles de détermination entre les structures, les stratégies et les performances en représentant trois niveaux de l’organisation : la perception de l’environnement, l’application des stratégies adaptées aux structures et aux performances, et les répercussions comportementales et structurelles des décisions. Quatre principaux facteurs interviennent dans l’apprentissage : les conditions initiales représentées par les motivations du changement, l’erreur et la correction d’erreur, les théories d’usage appliquées automatiquement aux nouvelles situations et les facteurs d’immobilité psychologiques ou structurels qu’il s’agit de réduire par le développement des connaissances et des compétences.

Dans le cadre de l’étude du passage de l’apprentissage individuel à organisationnel et des formes d’apprentissage dans les entreprises et organisations, une des voies suivies par de nombreux auteurs a été, à partir d’expériences d’apprentissage individuel, d'analyser les mécanismes qui bloquent l'apprentissage organisationnel, ceci afin d'y remédier. Ainsi, J.G. March et J.P. Olsen (1976)454 ont identifié quatre types de dysfonctionnements qui limitent les efforts d’apprentissage. L’apprentissage peut dans un premier temps être perturbé quand il y a blocage dans le couple croyances individuelles-comportements individuels (« role-constrained learning »). Ce blocage peut en effet, selon les auteurs, décourager les individus à prendre des initiatives ou à modifier leur comportement lorsqu'il y a une nouvelle connaissance du fait de leur réticence et de leur inertie face à cette nouveauté. L’apprentissage peut également souffrir d’une déconnexion vis-à-vis de l’action (« audience learning ») comme c’est le cas par exemple lorsqu’il y a peu de liens entre les actions individuelles et organisationnelles, en particulier lorsque la politique menée par l'organisation neutralise les actions individuelles. Il peut également être qualifié de superstitieux (« superstitious learning ») lorsqu’il conduit l'organisation à établir de mauvais liens de causes à effets entre les actions et à se tromper dans le schéma stimulus-réponse. L’apprentissage peut enfin être ambigu (« learning under ambiguity ») lorsque les interprétations des effets des actions ne sont pas uniformes au sein de l'organisation. Dans ce contexte, les acteurs n'arrivent alors pas à se mettre d'accord sur un schéma stimulus-réponse commun.

D’autres auteurs comme B. Levitt et J.G. March (1988)455 relèvent également que les organisations limitent volontairement leur capacité d'apprentissage organisationnel en se contentant de répondre à leur problème en choisissant la solution la plus immédiate et non celle qui est optimale. C'est le piège de la compétence (« competency-trap »). Enfin, C. Argyris (1993) a également souligné la difficulté que les organisations avaient à désapprendre ce qui n'était plus valable, pour pouvoir réapprendre correctement de nouvelles théories de l'action. Il montre également que les organisations sont paralysées par des routines de défense et que les stratégies personnelles des individus vont parfois à l'encontre des intérêts de l'organisation et bloquent ainsi ses capacités d'apprentissage. Pourtant, face à l’ensemble de ces freins et blocages, il existe selon D.M. Kim (1993)456 quatre zones de consensus entre l’apprentissage individuel et organisationnel : la distinction entre pensée et action qui se situe dans le découpage de l’apprentissage en deux niveaux. Un premier niveau conceptuel qui implique la capacité de comprendre les changements et l’expérience et un niveau opérationnel qui implique les capacités physiques à produire des actions ; le rôle de la mémoire comme principe de rétention de ce qui est acquis ; les trames (vision, culture, style de gestion) qui se situent au plan conceptuel ; les routines (techniques, organisation des tâches) qui se situent au plan opérationnel. Elles sont représentées au niveau organisationnel dans les structures, les stratégies et les performances.

Notes
448.

ARGYRIS C. et SCHON D.A., 1978, op. cit.

449.

GUILHON A., « Apprentissage organisationnel et PME », Economies et Sociétés, Revue Sciences de Gestion, n°22, octobre 1996, pp. 207-232, p. 210.

450.

ARGYRIS C. et SCHON D.A., 1978, op. cit.

451.

LEVITT B. et MARCH J., « Organizational Learning », Annual Review of Sociology, n°14, 1988, pp. 319-340.

452.

Ibid.

453.

WEICK K.E., « The Nontraditional Quality of Organizational learning », Organization Science, vol.2, n°1, 1991, pp. 116-124.

454.

MARCH J.G. et OLSEN J.P., « Ambiguity and Choice in Organizations », Universitetsforlaget, 1976, 408 p.

455.

LEVITT B. et MARCH J., 1988, op.cit.

456.

KIM D.M., « The link between individual and organizational learning », Sloan management Review, Fall, 1993, pp. 37-50, in GUILHON A., « Apprentissage organisationnel et PME », Economies et Sociétés, Revue Sciences de Gestion, n°22, octobre 1996, pp. 207-232, p. 215.