6.2.2.2. LA DIMENSION ORGANISATIONNELLE DU DISPOSITIF DE FORMATION INTEGREE

Dans le cadre d’actions de remédiation à l’illettrisme, nous formulons l’hypothèse que l’apprentissage n’est pas simplement de l’ordre de la répétition ou de la reproduction à l’identique de savoirs ou de réflexes, mais plutôt de l’ordre de la compréhension d’une situation singulière. Nous considérons en effet que c’est avant tout par la prise de conscience et la compréhension des situations d’illettrisme que l’entreprise peut mettre en place un processus d’apprentissage performant.

Nous avons souligné que les décisions de mise en place d'actions de remédiation à l'illettrisme relèvent à la fois de réflexion individuelle et collective. Elles émanent d'un niveau local lorsqu'un salarié souhaite rentrer dans un dispositif d'apprentissage pour avoir des solutions à des problèmes rencontrés pour assurer son adaptation à l'évolution de son poste et des technologies. Elles ont aussi comme origine un besoin collectif ou semi-collectif lorsqu'un ou plusieurs services ou les membres de la direction prennent conscience des menaces que constitue le maintien de situations d'illettrisme. Mais, il ne suffit pas qu'un membre ou qu'un service de l'organisation apprenne pour que cette dernière apprenne, puisque ces derniers peuvent apprendre mais ne pas transmettre leurs savoirs. Des apprentissages locaux peuvent ainsi se mettre en place sans s’intégrer dans un apprentissage organisationnel global. Nous avons également présenté les mécanismes qui bloquent l'apprentissage organisationnel et parmi eux, les réticences de certains salariés face aux nouveautés, la déconnexion vis-à-vis de l'action, les freins politiques et les difficultés à remettre en cause les théories déclarées et d'usage. La logique inhérente à la notion et à la démarche de formation intégrée permet d'apporter des réponses à ces difficultés, de dépasser ces blocages et de démultiplier les apprentissages locaux (figure 6.5).

Dans le cadre des actions de lutte contre les situations d'illettrisme telles que nous les envisageons, par la formation intégrée, la dimension organisationnelle est très prégnante. Elle s'impose au travers de chacune des phases du parcours de requalification par ses options méthodologiques et pédagogiques.

Le premier facteur permettant de qualifier d’apprentissage organisationnel une action de remédiation à l'illettrisme est sa capacité à fédérer et à impliquer chacun des niveaux hiérarchiques autour du même projet. Cette participation active se manifeste par des dispositifs de communication-coordination-concertation réunissant des membres de la direction, des membres de l'encadrement et des représentants du personnel en aval et tout au long de la mise en place du projet, comme par exemple lors de la réunion du groupe de pilotage, par des remontées régulières d'informations auprès de ces populations sur l'état d'avancement de l'action et enfin par leur implication dans l'évaluation du cahier des charges pré-établi. L'ensemble de ces opportunités de rencontre, de discussion et de prise de décision a plusieurs avantages. Il permet d'asseoir la démarche sur une volonté stratégique et politique forte de voir aboutir le projet puisque chacun investit une partie de ses ressources-temps et en attend des effets concrets sur le niveau de performance de l'ensemble de l'organisation. Le calcul des coûts cachés liés aux situations d'illettrisme joue ici un rôle majeur dans la sensibilisation de l'ensemble des niveaux hiérarchiques de l'entreprise à l'intérêt de l'action de formation.

Figure 6.5 : Réponses de la formation intégrée aux blocages dans le passage de l'apprentissage individuel à organisationnel
Freins à l'apprentissage
organisationnel
Réponses apportées par la démarche de formation intégrée
Manque d'adhésion politique Implication des instances décisionnelles (direction, représentants du personnel) dans la phase de réflexion et de formulation des objectifs et information régulière sur l'état d'avancement de l'action de formation intégrée
Manque de prise d'initiatives de la part des salariés face aux nouveautés Mise en confiance des salariés en situation d’illettrisme en partant de leurs savoirs enfouis et en transférant des connaissances directement utiles sur les postes de travail
Manque de transfert des apprentissages sur le terrain Utilisation de la pédagogie du dysfonctionnement et des situations de travail comme situations d'apprentissage et de formation opérationnelles
Mauvaise interprétation des actions par les acteurs Intégration de la lutte contre les situations d'illettrisme dans un dispositif global de relèvement des compétences sans passer par "la porte" de l'illettrisme
Mauvaise analyse des besoins et du schéma stimulus-réponse Utilisation d'outils et de méthodes de détection des besoins favorisant la détection des problèmes concrets rencontrés sur le terrain
Choix d'une solution immédiate plutôt qu'optimale Mise en valeur des coûts et des pertes de potentiel liés aux situations d'illettrisme favorisant la sensibilisation aux intérêts économiques et sociaux d'une action de remédiation
Difficultés à désapprendre ce qui n'est plus valable Mise en valeur des dysfonctionnements et des coûts du maintien de situations d'illettrisme, de la création de voies de garage ou de décisions d'externalisation du problème
Manque de mémorisation collective des savoirs locaux Formalisation des savoirs tacites et explicites par la création (ou la mise à jour) des procédures ou des supports de formation et capitalisation des expériences en termes de planification (FOO) et de conditions de réussite des actions (évaluation qualitative, quantitative et financière)

De plus, les routines défensives et les contraintes liées au processus politique, décrites par C. Argyris (1986)470 comme une menace pour l'apprentissage, sont quasiment annihilées et la dimension politique de la démarche, représentée par la volonté et les objectifs de la direction de l'entreprise, devient dans ce cas un atout supplémentaire pour favoriser l'adhésion du plus grand nombre à la démarche.

Le deuxième facteur qui nous pousse à conclure à une forme d'apprentissage organisationnel concerne l'aspect pédagogique de l'action de formation intégrée. Trop souvent isolés dans une démarche individuelle de requalification éloignée des préoccupations de terrain et stigmatisante, les salariés en situation d’illettrisme sont généralement peu incités à révéler leur « handicap » et à prendre des initiatives pour trouver une solution à leurs difficultés d'adaptation. Face à ces freins au développement de l’apprentissage, la remédiation par une action de formation intégrée apporte plusieurs réponses. La pédagogie du dysfonctionnement, l'utilisation des savoirs enfouis, de l'expérience et des savoir-faire de chacun des acteurs, les formations sur le lieu de travail ont comme effet de rendre le dispositif attractif pour ceux qui sont dans une situation d'échec scolaire et qui ont tendance à adopter des stratégies de contournement de leurs problèmes, comme nous avons pu le constater dans les entreprises (A1), (A2), (B) et (C). La mise en confiance des salariés en situation d’illettrisme face au dispositif de formation et le caractère transférable et opérationnel des connaissances et compétences diffusées sont donc des facteurs très importants dans le processus d'apprentissage. De plus, en axant le dispositif d'apprentissage sur la pédagogie du dysfonctionnement et en s'appuyant sur la plupart des salariés de l'unité concernée ou de l'organisation pour la recherche et l'évaluation financière des impacts de ces dysfonctionnements, par le biais des entretiens du diagnostic socio-économique, les blocages concernant l'analyse du schéma stimulus-réponse et la mauvaise interprétation du projet sont levés. La formation est en effet, d'une part, développée et construite autour des informations fournies par les acteurs eux-mêmes, ce qui facilite leur implication dans le projet et les incite à révéler leurs savoirs individuels. Ils sont par ailleurs séduits par l'opérationnalité des connaissances et compétences diffusées. D'autre part, le recueil d'informations se faisant sur un plan collectif et le projet mis en place n'étant pas axé sur « la lutte contre l'illettrisme » mais sur le relèvement général du niveau des compétences de l'ensemble des salariés, ceux qui sont en situation d’illettrisme ont moins d'appréhensions face à la formation et ne craignent plus une mauvaise interprétation de leur participation à ce dispositif de la part de leur collègue.

Le calcul systématique des coûts et des pertes de performance visibles et cachés liés aux situations d'illettrisme permet également de résoudre certains freins à l'apprentissage organisationnel comme les difficultés à désapprendre ce qui n'est plus valable et la préférence pour des décisions à effets immédiats. L’évaluation financière des effets négatifs que peuvent avoir certaines stratégies sur la performance économique et sociale de l'entreprise à court, moyen et long termes est apparue comme une méthode appropriée de sensibilisation des entreprises à la nécessité d'un changement réfléchi. Cela a notamment été constaté dans les cas où nous avons mené des recherches-expérimentations, les entreprises (A1), (A2), (B), (F) et (G). Chacune a en effet été convaincue de mettre en place des actions de relèvement des compétences à la suite de la présentation des coûts cachés de dysfonctionnements. Grâce à cette évaluation qualitative, quantitative et financière des dysfonctionnements, ces entreprises ont pu prendre conscience, sur la base de chiffres et d'analyses, des incidences de leur manque d’investissement en potentiel humain, des effets de la non remédiation à l’illettrisme, ou du traitement du phénomène en enfermant les salariés en difficultés dans des voies de garage, ou encore de l'externalisalisation du problème en se séparant des salariés jugés inadaptables et indésirables.

Enfin, dans une démarche de formation intégrée, la mémorisation collective des apprentissages fait l'objet d'une attention très particulière et se matérialise par des efforts constants de formalisation et de capitalisation des expériences. Elle est réalisée au travers de l'instrumentalisation de l'action de formation intégrée. Ainsi la formalisation des grilles de compétences (mémorisation des compétences par service), la construction et la correction permanente de la fiche d'ordonnancement des opérations (mémorisation de la chronologie de l'action, du budget temps et de la répartition des opérations entre les différents acteurs), la formalisation des supports pédagogiques (mémorisation des règles, des procédures, des techniques et des gestes) et enfin l'évaluation par l'audit du cahier des charges et la construction de la balance économique de l'action (mémorisation des coûts et des impacts de l'action) participent à la mémorisation collective des apprentissages. C’est donc par l’intermédiaire d’une capitalisation des expériences individuelles et collectives que l'entreprise peut ainsi formaliser la nouvelle organisation et démultiplier l'action mise en place à d'autres services, voire à l'ensemble, comme cela a été constaté pour les entreprises (B), (C) et (D).

Nous rejoignons ainsi la thèse de J.F. Amadieu et L. Cadin (1996)471, pour qui ce n'est que par l’intermédiaire de sa situation de travail que chaque acteur de l’organisation apprend à agir autrement et à acquérir de nouvelles compétences. D'où l'utilité de partir des « savoirs enfouis », des dysfonctionnements et de leur régulation pour en faire des situations d'apprentissage. Dans l'optique de notre logique de remédiation aux situations d'illettrisme, l'action de formation intégrée s'apparente à la définition de l'apprentissage organisationnel de A. Guilhon (1996)472 pour qui c'est un processus de transformation des connaissances, de correction des erreurs et de transformation du système organisationnel par l'évolution des modèles mentaux partagés par les membres. Les étapes successives de l’apprentissage que nous proposons représentent la dynamique d’évolution des capacités intellectuelles des salariés en situation d’illettrisme et, en même temps, de l’organisation comme un processus d’assimilation-accomodation tel que développé en psychologie par J. Piaget (1936)473. Dans ce processus, l’apprentissage s’effectue par différentes étapes permettant l'intégration permanente de nouvelles compétences et connaissances dans le système cognitif des acteurs. L'apprentissage ne consiste donc pas seulement en un transfert de compétences mais en une construction induite par une mise en rapport de chaque salarié avec son environnement de travail et par un processus interactif reliant à la fois la modification de comportement et l’exercice intellectuel.

Notes
470.

ARGYRIS C., « Reinforcing Organizational Defensive Routines : An Unintended Human Resources Activity », Human Resource Management, vol. 25, n°4, 1986, pp. 541-555.

471.

AMADIEU J.F. et CADIN L., « Compétence et organisation qualifiante », Economica, Collection Gestion Poche, 1996, 110 p.

472.

GUILHON A., « Apprentissage organisationnel et PME », Economies et Sociétés, Revue Sciences de Gestion, n°22, octobre 1996, pp. 207-232, p. 216.

473.

PIAGET J., « La naissance de l’intelligence chez l’enfant », Edition Delachaux et Niestlé, 1936, 429 p.