6.3.2. LA GESTION DES ACTIONS DE FORMATION INTEGREE DE LUTTE CONTRE L’ILLETTRISME DANS LE CADRE D’UNE ENTREPRISE APPRENANTE

L'organisation apprenante apparaît souvent comme une solution au caractère trop restrictif des actions de formation. Selon P. Senge (1993) 488, certains troubles viennent en effet limiter la mise en place et les effets des actions de formation. Ces troubles peuvent être plusieurs ordres.

Ils peuvent dans un premier temps surgir du manque d'interactions entre les acteurs. Dans le cas de l'illettrisme, ce manque prend la forme de stratégies de contournement des difficultés, d'absence de mise en commun des connaissances et compétences individuelles ou encore d'évitement dans le traitement du problème.

Ils se manifestent dans un deuxième temps par le manque d'objectifs clairs assignés à la formation. Cette défaillance dans la constitution d'un cahier des charges rigoureux explique par exemple pourquoi les entreprises manquent souvent d'intérêt pour les actions de remédiation à l'illettrisme ou pourquoi elles ont tendance à être déçues par les résultats d'une formation.

Le troisième trouble provient de l'habitude prise par les acteurs d'attribuer la cause de tous leurs problèmes à l'extérieur d'eux-mêmes. Cette stratégie d'évitement des problèmes et de la recherche de leurs causes est particulièrement manifeste dans les discours des entreprises qui rejettent la faute sur l'Education Nationale lorsque l'on évoque le problème de l'illettrisme et qui pensent que c'est donc à l'Etat de remédier à ce problème.

Le manque d'une vision de long terme et d'anticipation des effets de changement subtil sur la durée (parabole de la grenouille bouillie) constitue le quatrième trouble qui vient limiter la mise en place des actions de formation. Cette stratégie de recherche de résultats immédiats est préjudiciable à la mise en place d'actions de formation à destination de salariés en situation d’illettrisme puisque bien souvent, les dispositifs d'apprentissage ont une durée assez longue et les effets et impacts de ces dispositifs sont peu visibles pour l'organisation, surtout si elle ne dispose pas d'un système d'informations mesurant la performance des ressources humaines.

Un cinquième trouble évoqué par P. Senge est l'ignorance des actions dont le résultat est différé ou extérieur au système. C'est le cas par exemple lorsque l'entreprise n'a pas conscience des effets des solutions d'externalisation du problème de l'illettrisme sur ses charges à long terme (effet boomerang). Ce blocage est aussi un facteur explicatif de la non-action face aux situations d'illettrisme, dans la mesure où le retour sur investissement d'une action de relèvement des compétences est différé dans le temps.

Enfin, un dernier trouble provient du manque de prise de conscience, de la part de l'entreprise, de son ignorance face à certains phénomènes et à leur traitement et le camouflage de cette ignorance. Cette difficulté, que C. Argyris (1982)489 qualifie d'« incompétence habile », peut dans certains cas permettre à l'entreprise de justifier sa non-action par rapport à l'illettrisme et rappelle ce que nous avons qualifié « d'illettrisme relatif de l'entreprise en terme de management des connaissances et des compétences ».

Face à l'ensemble de ces blocages, l'organisation apprenante répond par un haut niveau de participation des membres de l’organisation et un apprentissage stratégique ouvert à l’expérimentation (Zarifian, 1988)490, par le développement de systèmes d’information et de contrôle orientés vers une évaluation permanente de la performance organisationnelle (Watkins et Marsick, 1993)491, par un apprentissage collectif porté par des « acteurs relais » diffusant les nouvelles idées dans l’organisation et permettant l’émergence de « communautés de pratiques » par des processus de socialisation et d’interaction sociale entre les individus(Senge, 1990492 ; Duguid, 1991493), par la réunion de conditions permettant de développer un réseau professionnel interne et externe à l’organisation (Kops, 1993)494 et enfin, par le développement de mécanismes d’incitation destinés à favoriser l’implication personnelle (commitment) avec par exemple un système de rémunération fondé sur une reconnaissance des compétences acquises (Amadieu et Cadin, 1996)495. Dans le cadre de l'organisation apprenante, la formation apparaît ainsi sous différentes formes mais a comme caractéristique d'être inter-disciplinaire, de viser le développement des compétences et de répondre à des besoins bien déterminés (Greenwood et al., 1993)496.

Nous retrouvons ainsi dans l’ensemble de ces réponses plusieurs approches, méthodes et conceptions proches de celles qui fondent la logique de formation intégrée.

La démarche de formation intégrée, comme celle de l’organisation apprenante, renvoie aux processus collectifs de développement, de diffusion et d’assimilation des connaissances et des savoir-faire dans l’entreprise. Par la formation intégrée aux situations de travail, il s’agit en effet de transférer dans le fonctionnement normal de l’organisation les savoir-faire pratiques déployés quasi clandestinement par les salariés. Cela est obtenu par le biais de la construction de fiches pédagogiques et de supports de formation destinés à devenir des références organisationnelles. Il s’agit ainsi de formaliser en particulier les connaissances tacites pour les objectiver et les diffuser en les incorporant dans le fonctionnement normal de l’organisation. Cette forme de mémorisation collective des savoirs constitue des dispositifs cognitifs collectifs qui permettent de cristalliser le savoir collectif et de favoriser une économie des savoirs.

Dans le cadre des actions socio-économiques de lutte contre l’illettrisme, la situation de travail devient progressivement elle-même apprenante par la sensibilisation de chacun des niveaux hiérarchiques à l’existence des dysfonctionnements et à l’importance de les réguler, ou du moins d’améliorer leur mode de régulation. La phase de diagnostic de dysfonctionnements, en plus de revêtir un rôle important dans la recherche des causes racines des problèmes rencontrés sur les postes de travail et de sensibiliser les membres de la direction à l’importance de mettre en place une action de relèvement des compétences, a donc des influences continues sur les membres de l’organisation puisque ces derniers tendent à développer des réflexes dans la perception et le traitement des anomalies.

Enfin, comme c’est le cas pour l’entreprise apprenante, la logique de formation intégrée s’appuie sur la nécessité d’interagir, de communiquer et de coopérer dans le processus d’apprentissage. Cette nécessité se manifeste plus particulièrement par des contacts permanents entre les acteurs qui interviennent directement ou indirectement dans le processus et par la participation active de l’encadrement intermédiaire à l’action de développement des compétences et connaissances de leur subordonné.

La démarche de formation intégrée appliquée à la remédiation aux situations d’illettrisme permet donc de se pencher sur les processus de création et de transfert des connaissances entre l’individu et le groupe mais également entre des connaissances tacites et explicites.

Notes
488.

SENGE P., 1993, op. cit.

489.

ARGYRIS C., 1982, op. cit.

490.

ZARIFIAN P., « L’émergence du modèle de la compétences », pp. 77-82, in STANKIEWICZ F. (Dir.), « Les stratégies d’entreprises face aux ressources humaines. L’après-Taylorisme », Economica, 1988, 261 p.

491.

WATKINS K. et MARSICK V., 1993, op. cit.

492.

SENGE P., 1990, op. cit.

493.

DUGUID P., « Organizational Learning and Communities of Practice : Toward a Unified View of Working, Learning and Innovation », Organization Science, vol. 2, n°7, 1991, pp. 40-57.

494.

KOPS W.J., « Managers as self-directed learners. Findings from the public and private sector organizations », in H.B. Long associates (Eds) , « Expanding horizons in self-directed learning », 1993, pp. 71-86.

495.

AMADIEU J.F. et CADIN L., op. cit.

496.

GREENWOOD T., WASSON A. et GILES R., « The Learning Organization : Concepts, process and Questions », Performance and Instruction Journal, avril 1993, pp. 7-11, in RICARD D., « Une approche renouvelée de formation en contexte de changement technologique : l’organisation apprenante », Gaëtan Morin Editeur, 1995, p. 214.